top of page
  • Photo du rédacteurDRIANT Emile

Journal d'hospitalisation au Val de Grâce (1880)

Dernière mise à jour : 30 janv. 2021

En septembre 1880, Emile Driant souffre d'un ulcère très préoccupant à l'oeil et restera hospitalisé pour cette raison pendant plusieurs semaines au Val de Grâce. Il tient alors un journal quasi-quotidien, adressé à ses parents à qui il cache la gravité de son état pour leur épargner des peines inutiles. Ce journal, écrit de façon très spontanée et sans filtre, nous renseigne sur qui était humainement Emile Driant, son tempérament, son état d'esprit, ses relations avec sa famille et ses proches, son rapport à la religion, ses amitiés au Régiment, etc.


Hôpital du Val de Grâce

Lundi matin 13 septembre

Première page du journal tenu par le sous-lieutenant Emile Driant, et adressé à ses parents, de septembre à octobre 1880, alors qu'il est hospitalisé au Val de Grâce pour un ulcère à l'oeil
Première page du journal

Mes chers parents,

nous sommes aujourd'hui lundi 13 septembre : il y a 17 jours que je suis au Val de Grâce puisque j'y suis entré le 28 août. Je vous l'ai caché : au lieu de m'en faire reproche, vous m'approuverez plus tard parce que je vous aurais évité par là bien des anxiétés, et pour toi ma pauvre mère, une maladie peut-être avec le caractère impressionnable que je te connais. Si un malheur doit arriver, et aujourd'hui j'ignore absolument ce que l'avenir me réserve, le coup ne sera pas plus douloureux pour vous en me voyant arriver avec un oeil de verre mais guéri que si vous aviez passé par toutes les inquiétudes de la maladie, et surtout par celles de l'opération que je devrai peut-être subir.

Je me suis levé ce matin, après une nuit sans sommeil, c'est d'ailleurs la 22e de ce genre, mais sans avoir trop souffert. Je me suis fait mon éternelle réflexion : le jour nouveau apportera-t-il du mieux. J'ai examiné mon oeil complètement; je me suis trouvé aussi avancé que le 1er jour. Je connais mon cas : je l'ai étudié de toute façon et le médecin ne m'apprend rien quand il l'examine le matin : aujourd'hui il m'a répété lui aussi sa phrase sacramentelle, c'est long, c'est bien long, ce qui veut dire, rien de mieux.

J'ai donc réfléchi que je serai encore ici pour un temps indéterminé, qu'après m'avoir promis guérison pour le 15 puis pour le 20 septembre puis pour le 1er octobre, ceci pourrait encore me mener loin.

Or, que faire pendant tout ce temps? Lire : impossible, tout au plus un article même pour 2 heures.

J'ai déjeuné puis la torpeur m'a pris comme tous les après-midi ou je rattrape ainsi les nuits sans sommeil.

Il m'est venu une visite, un officier du 41e, que j'ai du recevoir drôlement car je n'ai pas du dire grand chose.

J'écrivais que ce matin je m'étais demandé à quoi passer le temps, moi qui m'ennuie toujours à la même place, à la même occupation, qui aime aller et venir, qui suis bricoleur. C'est une punition cruelle pour moi que d'être ici.

J'ai pensé un instant à écrire un petit travail militaire : non. D'abord, il faut du matériaux en renseignements que je n'ai pas tous dans la tête, où les prendre? Ensuite pourquoi écrire pour l'avenir quand on ne le connait pas.

J'ai préféré faire, mes chers parents, une causerie de chaque jour avec vous. Vous prendre pour confidents de mes pensées, de mes ennuis, de ma vie ici quelque vie qu'elle devienne.

Ce sera décousu car je ne puis écrire plus de 5 lignes sans repos. Ce sera sans ordre ni suite, car je ne relirai pas ce qui précédera, et je laisserais couler comme elles le voudront, sans effort et sans travail, les idées de ma tête. Ce seront les détails que tu aimes, mon cher père, que tu auras tous ensemble après en avoir été privé dans plusieurs lettres récentes. Toi, ma chère maman, ce sera la preuve de mes pensées pour toi, pour ce que tu aimes, pour ce que tu m'a recommandé si souvent.

Et puis moi même ne lirai-je pas avec plaisir plus tard, si mon mal termine bien, tous ces enfantements de nouveau malade, et d'espoir mal équilibré.

Il a fait de l'orage, la lumière est douce, je puis écrire aujourd'hui; il y a des jours où mon bon oeil peut à peine s'ouvrir. Tous mes soins sont pour lui le malheureux; car une goutte du pus de l'autre le mettrait dans le même état, et c'est pourquoi depuis 20 nuits je ne me laisse dormir que malgré moi ou par échappées pour ne pas me coucher du mauvais côté.

L'aumônier du Val de Grâce vient de me visiter. Il a probablement su par les soeurs que je m'étais trouvé à la messe hier, ou peut-être vient-il sans autre motif. Peu sympathique. Ce n'est pas l'homme qu'il faudrait au milieu de 600 malades : il faudrait un M. Deglaire. Lui est froid, sec, un peu dur même, et en somme ne m'a parlé que de politique ou des difficultés du moment.

Il obtient néanmoins des résultats : j'ai entendu hier une centaine de malades chanter des hymnes pendant la messe. Très belle la chapelle sous le dôme, c'est la première fois que j'y serais aller. Nous étions trois officiers.


Mardi matin

C'est un bonheur que de sentir les forces revenir; l'oeil est toujours dans le même état ce qui ne m'étonne plus. L'essentiel est que l'ulcère qui a déjà ravagé, et cela en 5 jours, les 3/4 de l'épaisseur de la cornée ne mange pas le reste.

Description détaillée de son oeil malade dessinée par Emile Driant

Voilà 15 jours qu'ils ont arrêté ses progrès, pourquoi ne la feraient-ils pas disparaître. Et puis, je crois à mon étoile; j'ai toujours eu de la chance. Je n'ai jamais manqué un examen. J'ai toujours réussi dans ce que j'ai entrepris : tout va bien et le bon Dieu me barrerait la route que je voyais si longue devant moi, mais non. Ce sera long mais je ne veux pas croire à autre chose : ah les premiers jours quand je regardais les figures autour de moi. Elles me disaient : " toi, mon ami, ton affaire est claire. " D'ailleurs, on s'habitue à tout. Qui m'aurait dit il y a 2 mois tout ce qui me vient à la tête à présent.

L'hôpital, un mot qui fait peur, et que l'on ne connait pas, peut-être parce qu'on ne le connait pas. L'hôpital, c'est une ville à part dans une autre et une ville étrange. Je me rappelle comme d'un songe de mes premières impressions en y entrant. Quand les portes se ferment derrière vous, on y est encore tout enfiévré. Les souvenirs de la veille, les désirs du lendemain, tout cela forme dans votre tête un chaos qui la secoue, et dans le coeur des idées qui font mal. Le lendemain de mon entrée, après une nuit impossible où les hommes commandé tout exprès avaient passé la nuit à me pulvériser de l'alcool et de l'eau dans l'oeil atteint, quand le premier rayon de soleil est entré dans la chambre m'apportant les bruits de Paris, l'idée de la clarté, du beau temps, du mouvement, de l'air libre, j'ai éprouvé un serrement de coeur atroce.

Je me suis vu cloué là, pour combien de temps, un oeil de moins dans un avenir proche, l'autre très affaibli, vous mes chers parents, ne vous doutant de rien, mon Régiment allant m'oublier bientôt.

Depuis, l'isolement est venu, puis la douleur est un dérivatif bien puissant aux idées de la vie ordinaire. Je ne vois plus que dans un lointain bien vague toutes les idées que me donnait la fièvre et j'attends songeant à tout sans songer à rien. C'est l'effet de l'hôpital.


Mercredi matin

J'ai passé toute mon après-midi d'hier à te suivre en pensée dans ton voyage, ma pauvre maman, voyage bien triste pour toi puisque arrivée à La Fère tu trouves Léon souffrant et pas un mot de moi; tu le comprend maintenant ce manque de réponse; il faut que toutes mes lettres passent par Compiègne en mettant deux jours à t'arriver. Je t'ai écrit à La Ferté et encore Henry me mettrait la lettre à la poste aujourd'hui seulement tu ne l'auras que jeudi : je m'agite sur mon fauteuil en pensant à tes ennuis, aux reproches que tu m'adresses sur ma négligence, à la longue journée que tu vas encore passer aujourd'hui en attendant. Mais demain tu as la maman Fay et si tu savais la vérité ce serait encore bien pire pour toi. J'ai reçu ta lettre ce matin. Quel plaisir me fait le facteur si tu savais quand je vois ton écriture ou celle de papa : je lui ai écrit aussi à Rezon à ce bon père, car il doit s'ennuyer par là : il se fait du mauvais sang en se figurant que les médecins n'y connaissent rien et me charcuterons; cela, mon cher père, si tu savais combien j'ai encore de la chance d'être ici. Avec mes médecins de régiment, ou à Rezon si la chose m'y avait prise, il y a longtemps que ce serait fait et que l'oeil serait perdu.

Toujours dans le même état d'ailleurs, moi de lui je ne m'en inquiète plus, je me porte bien, je mange, j'ai tout ce que je désire, je me suis vu trop bas il y a 8 jours pour ne pas sentir la reprise des forces.

J'ai vu Fuchs ce matin, un ancien ami de collège, un dévoyé de pauvre garçon, cherchant maintenant dans un modeste emploi de la vie de Paris à se refaire une carrière brisée. Il va peut-être s'engager dans un régiment.

Ma journée est sacrifiée d'avance. 12 sangsues à subir près de l'oeil encore aujourd'hui : embrassons nous, je ferme.


Jeudi

Le Régiment est parti ce matin : ceux qui se plaignent d'aller patauger ne se doutent pas du plaisir que j'aurais à faire comme eux. Je veux en sortant d'ici ne plus me plaindre de rien, ni d'une corvée ni du mauvais temps, ni d'un plaisir perdu. Qu'est-ce que toutes les misères que l'on reproche au médecin à côté des maux subits aux quels ont est exposé à chaque instant.

J'aurais du commencer ce cahier le jour de mon entrée ici : j'étais dans une disposition de corps et d'esprit tellement étrange que j'aurais écrit des bizarreries curieuses : je ne m'en rappelle plus même que vaguement; j'ai eu une fièvre de cheval, car je me rappelle des sueurs ou l'eau coulait de mon corps et perlait à mes cheveux. Quelle chose que la santé et que je suis content d'être revenu à l'appétit.

Altemaire est venu me voir hier; il m'a donné bon espoir pour la fin, mais m'a dit qu'il fallait m'attendre encore au moins à un mois de séjour ici, et plus probablement 6 semaines; cela me rejette à la fin d'Octobre. Serait-ce vrai? Alors, c'est une vraie installation à faire ici; car voilà les froides nuits, avec les sandales de l'hôpital, j'ai les pieds gelés toute la journée; je vais acheter des chaussons fourrés et me préparer à passer la saison ici.

Je ne veux pas me plaindre, il y a ici un malheureux lieutenant qui y est depuis 3 ans et qui n'en quittera que pour le cimetière : pour n'être pas malheureux, il faut voir plus malheureux que soi.

Boisnel est venu encore ce matin : quel bon camarade. Il s'astreint à venir tous les jours sachant me faire plaisir. Ce soir, ma bonne maman, je t'écrirai à La Ferté par le canal de Léon.


Vendredi

Je pense à toi, mon chère papa, qui doit t'ennuyer pas mal : il faudrait vois-tu mettre nos deux infortunes ensemble pour les rendre supportables.

Moi je me sens mieux de l'oeil non atteint : il supporte mieux la lumière que par le passé et mon écriture s'en ressent.

Quant à l'autre c'est toujours la même chose, et ma seule peur est qu'il ne reste rouge toujours comme cela tout en me permettant de voir. C'est si laid, ma chère maman, que je me fais peur à moi-même en me regardant.

Je me suis fait ici un ami : c'est un capitaine de Chasseurs à pied âgé de 30 ans, sortant de l'école de guerre l'année dernière, au milieu d'une carrière qui l'appelait forcément à être général de division, envoyé en retraite, pour cécité incurable. Le malheureux a attrapé cela sous la tente aux manoeuvres d'artillerie suivies il y a 6 mois en Bretagne : son nerf optique s'est atrophié et chaque jour il sent son champ de vision diminuer; c'est affreux, et je n'ai plus songé à me plaindre en le voyant ainsi cruellement atteint: par contre, je ne veux plus croire à la veine, à la bonne étoile, car qui mieux que lui aurait du y croire.

Le soir, je vais au salon où se réunissent tous les officiers, je l'y trouve et nous causons. Je cherche à lui donner de l'espoir, et en tous cas à lui montrer que la vie sans les yeux est encore supportable, qu'il doit y avoir pour les aveugles des satisfactions intimes que nous autres nous ne connaissons pas. Et en moi même je ne crois pas un mot de cette association d'idée : la vie sans les yeux. Il va se retirer à Nant par Milhau (Aveyron), j'en note ici l'adresse car je veux que tous les ans au 1er jour une carte de moi lui rappelle qu'il m'a été sympathique ici, en même temps qu'elle me remette en mémoire les longs jours passés à l'ombre.

Pauvre Emile qui voulait ici entreprendre un travail sérieux; comment une idée assez ridicule a-t-elle pu te venir? Autant j'éprouve de plaisir et de délassement à causer ici avec vous, mes bons parents, autant je me sens heureux en pensant que quand vous lirez tout cela je serai guéri, et autant je me serai trouvé vide d'idées et de matériaux pour faire le moindre travail.

Henry m'écrit ce matin qu'il a vu à la Division mon travail d'hiver dont je vous ai parlé, et qu'il est surchargé des notes les plus flatteuses du Régiment, de la Brigade et de la Division. Tant mieux, car il m'a demandé du mal et fait passer des nuits : je n'y recommencerai plus dans les mêmes conditions d'ailleurs, les journées sont assez longues, n'est-ce pas, pour préférer à la clarté fumeuse d'une lampe le soleil du bon Dieu. J'ai déjà dans la tête ce que je ferai pour l'année prochaine : je prendrai le fort de Liouville, défendu par moi, et attaqué par les Allemands, et je noterai toutes les phases jours par jours, les dispositions prises (etc).

Quand y serai-je dans les forts. Toujours la même question et la même incertitude. Ce qu'il y a seulement de certain, c'est que je n'irai plus à Compiègne qu'en passant pour y faire mes dernières visites et y régler mes dernières notes. C'est que mes yeux m'en ont donné de nouvelles. Un médecin ainsi est venu me voir, j'ai pris pendant 6 jours chez le Pharmacien (etc.)

Quelle différence dans mon état aujourd'hui et il y a huit jours. L'oeil dans tout cela n'est tellement qu'un accessoire : la grosse question, voyez-vous, c'est la santé, c'est l'état général du corps : la force est revenue, avec elle l'espoir, la bonne humeur, les projets d'avenir, tout cela tempéré par une forte dose de patience.

Quel vilain temps! il pleut toujours; c'est dans un hôpital qu'il faut entendre les pauvres malades se plaindre : ne pouvoir sortir, se promener, se réchauffer au soleil qui fait tant de bien à la plupart d'entre eux; les poitrinaires sont les plus tristes : ils ne quittent pas leur lit.

Moi, je suis une des exceptions que ce temps contente, car la lumière tamisée par les nuages est douce et ne me fatigue pas. Quand le soleil luit au contraire, vite un grand voile noir sur la tête, mon ami Emile, et tâchez de dormir pour tromper l'ennui des heures.


Samedi matin

C'est aujourd'hui Saint Joseph, mon cher père, je m'en aperçois en regardant mon calendrier: c'est aujourd'hui que tu vas aux jurés : tu es parti ce matin à 4 heures sans doute. Bonne fête n'est-ce pas.

Je note ce jour-ci comme étant le premier où le médecin m'a donné un mot d'espoir : il en est avare d'ailleurs car il ne dit jamais rien : il me semble a-t-il dit que l'ulcère va commencer à se combler. L'ulcère est ma seule peur; le reste, l'inflammation, il faudra bien que cela disparaisse à la longue. Bref, je suis joyeux et content : on a beau faire, on ne peut s'habituer à la pensée d'un oeil en moins, et il fallait que je sois bien malade pour que cette pensée me soit devenue très ordinaire. Je m'étais entendu déjà avec le peintre de l'hôpital : car il y a un peintre qui ne fais que cela; des yeux : il devait me reproduire un oeil identique de couleur et d'expression à l'oeil droit; un bel oeil en émail dont il m'avait fait voir des échantillons de toutes nuances. Justement il n'avait pas la mienne, et m'avait demandé de s'y mettre de suite : j'ai arrêté ses transports artistiques parce qu'en somme le médecin ne m'avait pas encore dit de façon catégorique : il est perdu ; il hochait bien la tête, disait que cela allait bien mal, mais n'avait jamais lâché le : c'est fini; et bien que prenant mes précautions, je n'y croyais pas au fond : j'avais prié le médecin de m'expliquer l'opération que j'aurais à subir s'il fallait en passer par là, et je la note ici pour m'en rappeler plus tard : on coupe les 8 muscles de l'oeil en haut et en bas du globe, au raz d'une espèce de toile membraneuse contre laquelle l'oeil est maintenu. Ceci fait avec des ciseaux bien tranchant, on coupe d'un seul coup le nerf optique, ce qui produit la sensation d'un éclair violent et non pas une douleur comparable à celle d'un nerf sensible, puis l'oeil vient tout seul en distendant les paupières; ce n'est pas très compliqué en somme : le médecin me dit qu'il était nécessaire de m'endormir parce que mes mouvements auraient pu lui faire crever cette membrane d'appui, de sorte que je n'aurais rien souffert. Quand l'orbite est vide, on y introduit l'oeil en émail qui trompe au premier abord et ne se reconnais que parce qu'il est fixe et immobile.

Je m'étais absolument familiarisé avec ces détails, et j'avais déjà préparé ce que j'aurais à te dire, ma chère maman, pour que cette nouvelle ne te frappe pas trop; je vous aurai parlé des deux yeux perdus et vous auriez encore regardé comme une bonne nouvelle de n'en savoir qu'un de parti.

Et bien, que le coeur de l'homme est un drôle de problème. Si on me reparlait de tout cela : si demain le médecin me disait il faut vous préparer à l'opération, je serais malheureux comme au premier jour. C'est que je me cramponne à l'idée du mieux et qu'il est bien vrai qu'au fond de la boite des misères humaines, l'espérance est là pour les faire oublier.

Je dois vous paraître bien monotone avec comme sujet de causerie, toujours mon oeil; c'est que c'est ma préoccupation si constante, voyez-vous, que fatalement j'en parle malgré moi.

M. Gilquin est venu me voir hier. En entrant ici, je leur avais écrit deux mots parce qu'en somme, bien que ne correspondant plus, ils auraient pu trouver étrange qu'étant à deux pas de leur maison et dans cet état je ne leur ai pas fait savoir. Quand ma lettre leur est arrivée, ils partaient au Crotoy et j'ai reçu de là une lettre de Madame Gilquin qui y est encore ; Monsieur est revenu le 11 et hier j'avais sa visite : il a été comme très enjoué et très rieur, ne comprenant pas, ou plutôt je crois ne voulant pas sembler comprendre où j'en étais; j'ai évité d'ailleurs d'en parler : tout ce qui m'a semblé le plus clair dans sa conversation, c'est qu'il avait retourné son paletot selon les idées du jour pensant que faire autrement était imprudent et maladroit.

Je m'en vais vous écrire à La Ferté; c'est Laurent qui met mes lettres à la poste à Compiègne, pendant qu'Henry est aux manoeuvres. Il aura ma lettre demain Dimanche et vous l'aurez Lundi. Je n'ai pu écrire hier hier, on m'a encore posé des sangsues dans l'après-midi : elles en auront bu celles-là du meilleur de mon sang, car en voilà 24 que l'on me pose rien que sur la tempe gauche un espace gros comme une pièce de 5 ct. : j'y suis habitué comme au reste. Pendant que j'y pense, je vais mettre de l'autre côté de ce cahier toutes les drogues qu'on m'a fait prendre ici depuis le commencement du mal : ce sera plus tard un drôle de dictionnaire à consulter.

Liste détaillée de tous les traitements pris pendant son hospitalisation

Je viens de le faire, c'est plus long que je ne le pensais. J'écris avec plaisir maintenant parce que je suis forcé de m'interrompre moins souvent, j'y vois bien mieux.


Même jour, 6 h du soir

Que l'on est imprudent quand on est jeune, et imprudent en le sachant : on me défend d'écrire et bien je ne puis résister au désir d'écrire ce cahier et d'y mettre deux lignes. Au diable le docteur, il me semble que je vais mieux, moi, et je veux le dire, je veux l'écrire; la journée n'a pas été longue, j'ai pris un grand bain et reçu 3 visites d'anciens amis de l'Ecole de Tir.

Ma lettre pour Compiègne, c'est-à-dire pour La Ferté est partie, je suis content j'ai pu la mettre à la boite moi-même.

Dans quelques jours le médecin me permettra pour me divertir de faire quelques pas dans Paris : avec quel plaisir j'irai m'asseoir sur un banc au Luxembourg ou aux Tuileries. Si j'osais, je demanderais demain Dimanche en me couvrant bien l'oeil. Allez assez d'écrire, je vais aller écouter la causette au salon : embrassons-nous pour ce soir, mes chers parents.



Dimanche 19, 6h du soir

J'ai les yeux fatigués ce soir, j'ai écrit 6 lettres dont une à Léon, une à de Florac, les autres à des camarades qui m'avaient écrit. J'ai presque liquidé tout mon retard et je comprends le plaisir que j'avais à le faire, j'avais du mieux à annoncer à tout le monde : il n'est pas très accentué aujourd'hui mais c'est un peu de ma faute; il faudrait pour bien faire rester toujours dans l'obscurité, dans mon cabinet les rideaux tirés : et bien non, impossible maintenant, je l'ai pu pendant 20 jours parce que la torpeur me clouait toute l'après-midi dans le fauteuil ou tout habillé sur le lit : la matinée il ne faut pas demander comment je la passe : depuis 4 jours tous les matins le médecin me fait des incisions dans l'oeil avec un petit canif recourbé et coupe toute l'excroissance remplie de sang qui l'obstrue comme on partage un flan : il brûle ensuite tout cela à la pièce infernale, ce qui me conduit de 8h à 10 heures cloué là sans bouger attendant que la douleur passe et elle s'en va, mon Dieu. J'y sais si bien faire que je sens quand elle me dit au revoir. A demain alors et je déjeune assez bien. Il me fera encore cela 3 ou 4 jours, c'est un très bon moyen d'enlever le sang que ni sangsues ni vésicatoires ne diminuent et en même temps il détruit les vaisseaux parasites qui ont eu le temps de venir se loger dans mon oeil et ont l'imprudence d'y rester. C'est une bonne école que le Val de Grâce contre les chairs de poules et les appréhensions d'une douleur quelconque : il me semble que maintenant je me ferais couper un membre sans sourciller tant il est vrai que tout dans la vie n'est qu'habitude et entraînement.

M. Gilquin m'avait dit qu'il reviendrait aujourd'hui. Je ne l'ai pas vu encore, peut-être reviendra-t-il tout à l'heure.

Vous aurez donc ma lettre demain; je suis content, il me semble vous voir d'ici tous les 4, vous seriez heureux sans les arrières pensées qui vous viennent de moi; puisse ma lettre de demain les faire évoluer et ne pas vous laisser supposer la réalité. D'ailleurs n'est-elle pas moins laide qu'il y a 8 jours.

J'ai bien ri ce matin : mon artiste peintre sur oeil en émail est revenu me voir; il a ouvert la porte en me faisant un de ses plus gracieux sourires, et pendante à la main une petite boite dont j'ai bien deviné le contenu. Il avait disait-il des échantillons nouveaux dont l'un d'eux peut-être se rapprocherait de la teinte de mon oeil droit. Je l'ai laissé venir et déballer son bagage : puis quand il a eu cherché, comparé, (etc.) je l'ai remercié en riant et l'ai mis à la porte. 40 Francs il voulait me vendre un oeil faux; et pour rien, si Dieu veut j'en aurai un vrai. Je n'en riais pas dans le temps. Je vous embrasse, vois plus clair.


Lundi matin 20 septembre

Depuis une semaine les malades sont privés de musique : auparavant, tous les lundis la garde républicaine venait dans les jardins qui sont là près de mes fenêtres et jouait des airs les plus gais : il paraît que la saison en est passée, cependant on devrait la continuer car je me rappelle que j'ai du à cette musique le premier oubli de ma douleur quand je suis entré. J'avais été cautérisé profondément et je souffrait le diable quand elle a commencé à jouer, le premier lundi de mon entrée; j'ai tout de suite oublié le mal en écoutant.

Autoportrait par Emile Driant

Quand je me regarde dans une glace, je ris de bon coeur : avec ma barbe je suis devenu méconnaissable. Il n'y a pas à dire, je me paierai le plaisir d'aller vous la montrer. C'est peut-être, et je l'espère bien, la seule occasion de cette nature que j'aurai pour exhiber ma toison, ne la manquons pas. Mais par exemple, ma chère maman, avec la figure pâle et un peu plus maigrie encore que d'habitude que tu me verras, tu me donneras 35 ans. C'était bien pire il y a quelques jours : le jour de ma fête par exemple : je me suis fais peur : ma chambre renfermée et obscure pâlit; le régime que j'ai subi creuse les traits et enfin la souffrance leur donne une expression qui reste et persiste un certain temps. Mais je veux me remplumer avant d'aller vous voir. Malade oui, vous le verrez, mais pas la tête que j'ai en ce moment. Si seulement j'avais mon appareil, j'en prendrai un exemplaire : la pauvre photographie elle est loin : et papa et maman Fay que je devais faire : et le parrain que doit-il penser : si le jour est doux je lui écrirai aujourd'hui.

Voilà le médecin avec son sourire aimable et son canif. deux vilaines heures à passer et ce sera fini pour aujourd'hui.


9 heures

C'est fait. Je vais tâcher d'écrire quand même; je ne penserait peut-être pas à l'oeil. Je commence à croire que la douleur est une chose relative. Celui qui y est voué toute sa vie comme Jarron comme tant d'autres ne la craignent plus ou s'y habituent. Ceux qui n'ont jamais rien souffert regardent le moindre mal comme insupportable. Je me rappelle encore ce jour au Lycée où en Philosophie à la suite de beaux raisonnements où j'avais voulu comme je ne sais quel philosophe imbécile croire que tout dans la nature n'était que convention ou préjugé et qu'on pouvait se figurer voir blanc ce qui était noir, j'ôtais ma tunique dans la cour par un froid de 10 degrés en hiver. J'eus beau me persuader qu'il faisait chaud, essayer même de suer, peine inutile : le philosophe et moi nous étions deux sots. J'avais gelé en dépit de mes efforts et mes raisonnements ne pouvaient tenir lieu de pardessus. Aujourd'hui c'est de la philosophie pratique je fais : elle est moins agréable mais plus utile. Qui sait, mon cher père, peut-être laisserai-je ici le reste de ma mauvaise humeur, et à ce titre ce serait encore un bon résultat. J'arrête, ce diable de père Mathieu a été aujourd'hui plus loin que d'habitude.


Mardi 21

Encore une bonne parole du médecin, me voilà content pour toute la journée : il m'a dit simplement que je revenais de loin : diable, je le crois bien et je l'ai remercié d'avoir bien voulu me fournir les frais de transports.

Et j'ai eu le temps de lui demander à sortir : c'est plus fort que moi : et puis lui-même en me disant que cela allait bien m'y autorisait presque. "C'est bien tôt a-t-il dit". "Une heure" seulement lui ai répondu pour mettre le moral au niveau du physique. Et bien couvrez vous bien l'oeil que l'air n'y arrive pas : Sergent vous établirez une permission pour Monsieur : il ne m'a ni tailladé ni fait souffrir : une simple cautérisation qui me fait maintenant l'effet d'un traitement inoffensif.

Et voilà comment, mon cher père, et ma chère mère, aujourd'hui mardi, juste un mois et une semaine après ma chute, et à mon 27e jour au Val de Grâce, je vais avoir à me guider dans Paris. On ne sort qu'en civil bien entendu : je vais prendre le chapeau d'un sous-lieutenant et en acheter un; puis j'irai voir M. Gilquin à son bureau : il est venu me voir hier. Je resterai 10 minutes avec lui et puis en route pour la promenade, si le bon Dieu veut bien me donner une échappée de beau temps sans soleil ni pluie, car il faut qu'il le fasse exprès pour moi et dans ce moment-ci il ne s'associe guère bien.

Mon plan est déjà fait : j'ai vu sur mon petit journal une grande solde dans la rue du 4 septembre; or ici je manque de mouchoirs et de chaussettes. On vend des mouchoirs en coton à 3 sous pièces et des chaussettes à 5 sous ayant valu soi-disant 15 sous : je ne perdrai toujours pas beaucoup, ce sera mon emplette aujourd'hui. Il y a bien Lehousse, mais les mouchoirs en toile y valent au moins 1 franc. Les mouchoirs en toile j'en ai au moins 10 avec moi ici ce qui est suffisant pour les besoins de mon oeil. Mes mouchoirs en coton serviront à me moucher. Que je suis content de sortir un instant.

Pour te faire plaisir d'avance, ma bonne maman, et te prouver que je n'oublie pas, mon premier pas sera une visite au Panthéon et une prière pour vous tous. Je n'ai pas besoin de te dire que je la dis tous les soirs. La souffrance rafraîchit la mémoire vois-tu, et quand sa machine est détraquée l'homme se sent une si faible boutique comme disait papa Fay qu'il s'adresse naturellement au grand réparateur qui seul peut la remettre en état; ah je les aime bien les athées et les sceptiques remplis de santé, niant Dieu et leur âme le derrière dans un bon fauteuil et le nez dans une assiette pleine : si celui qu'ils blasphèment leur faisait gouter quelques semaines d'hôpital avec une perspective peu rassurante ils ne sauraient plus dans quels bras se jeter. Il se peut qu'au milieu des agitations de la vie où je rentrerai après deux mois de calme et de réflexion, j'oublie un devoir que je regarde ici comme essentiel : il se peut que je me confine dans mes occupations, que les bonnes pensées qui ont le temps de mûrir et de se développer ici s'effacent pour un temps, mais crois bien, ma chère maman, toi qui les a déposées en moi, qu'il me reviendra toujours un souvenir de l'époque où près de mon lit tu faisais la prière pour moi, et de celle où seul à l'hôpital je la répétais en souvenir de toi : je ne serai jamais dévot parce que tous les raisonnements sans parti pris que j'ai fait s'y opposent, mais je serai toujours croyant parce qu'un homme sans croyance est une intelligence dévoyée. Je n'écris plus sous l'impression du mal : je vais bien : il est possible que si j'avais abordé ce sujet il y a 15 jours, je l'aie traité avec beaucoup plus de feu, mais non certainement avec plus de conviction. J'aime mieux en parler maintenant, alors qu'aucune appréhension pour l'avenir ne peux plus me dicter des idées ni m'imposer les sentiments que j'exprime.

Je m'aperçois qu'on passe bien vite d'un sujet à l'autre : voilà ma bonne maman où m'a conduit la question des mouchoirs à 5 sous : qu'est-ce que tu dis de la transition, mon père, il faudrait avoir plus de suite que cela dans un rapport au Procureur : donne-t-il signe de vie. Je suis la politique attentivement maintenant, il y a un brave garçon, ici, qui lit le journal au salon pour ceux qui éprouvent des difficultés à le lire : pourtant je vais joliment mieux, mais la lecture me fatigue vite beaucoup plus vite que l'écriture car voyez aujourd'hui je bavarde comme un moineau mouillé qui trouve un rayon de soleil pour le sécher sur le coin d'une gouttière. A demain.


Mercredi matin

La voilà passée cette digne sortie. Quelles heures agréables j'ai passées hier, si vous saviez. En sortant d'abord il m'a fallu rester 5 minutes près de la loge du concierge pour m'habituer à la lumière : j'étais absolument ébloui et à mes premiers pas on m'aurait pris pour un ivrogne. Arrivé à la grille, j'ai même eu envie de retourner parce que je ne voyais plus rien et mon bon oeil pleurait tout son soul : l'autre capitonné blindé arrangé était hors d'atteinte, mais j'avais compté sans la faiblesse de son voisin. Je me suis épongé et après 5 nouvelles minutes d'arrêt je me suis remis bravement en marche en écrasant pour commencer un malheureux aveugle qui se tient au coin de la porte et à qui j'ai donné un sou pour la peine. J'ai mis une demi-heure à arriver au Panthéon. C'est curieux réellement l'impression ressentie par l'oeil quand il a perdu l'habitude des rayons un peu vifs : ainsi je ne voyais les passants que quand ils étaient sur moi : heureusement que le voile noir qui me couvrait la moitié de la figure les rendait complaisants. Heureusement aussi que le temps était très sombre, assez doux et avec peu de vent : le bon Dieu avait fait cette journée pour moi.

Au Panthéon, je me suis acquitté de ma dette; je me suis baigné les yeux avec un collyre et des linges que j'avais emportés et en sortant, ça allait déjà mieux. La promenade a alors seulement commencé : j'ai descendu le Boulevard Saint Michel et au bout d'un quart d'heure je m'étais suffisamment enhardi pour regarder les devantures et les passants, après n'avoir examiné jusque là que le bout de mes pieds. Arrivé aux ponts je me suis couvert les deux yeux pour éviter les courants d'air assez forts de la Seine, et arrivé Rue de Rivoli, j'étais sauvé; mais c'était déjà une dure étape : il me semblait déjà à la fatigue de mes jambes que j'avais fait une marche militaire. Je me suis assis sur un banc près de Châtelet repensant à Orphée aux enfers que nous avions vus tous deux, maman, en ne souhaitant pas néanmoins, même au prix de la santé, revenir à cette époque. Après une demi-heure de repos j'ai repris la promenade. J'ai commencé par entrer à la Tour Saint-Jacques pour voir les mouchoirs à 9 sous, et j'ai été surpris réellement de leur qualité comparée à leur prix; ils n'ont que le défaut de n'être pas soldés. J'en ai pris une douzaine et suis reparti. J'ai du bientôt quitter la Rue de Rivoli qui est enfilée par un courant d'air et prenant celle de l'Arbre sec (papa Fay et son restaurant!!!) je suis arrivé au Louvre par des rues latérales : là, nouveau repos : je n'avais aucune envie d'entrer dans un café : qu'y aurais-je pris; et puis je pensais qu'un verre de bière (elle m'est d'ailleurs défendue) c'était deux mouchoirs d'avalés. Mais ne t'inquiète pas, mon père, le démon de l'économie ne me tourmente pas encore.

Au Palais-Royal, j'achetai un chapeau et au Louvre un parapluie : c'était mes deux grandes acquisitions de la journée : elles étaient indispensables d'ailleurs; mais, mon cher père, tu vas être jaloux du mien, tu verras. Je mis mes mouchoirs dans le carton à chapeau qu'on devait me porter le jour même au Val de Grâce et les mains nettes je repartis.

Ne croirait-on pas dites que je raconte un voyage en Patagonie, c'est presque aussi drôle que la grande traversée par mer de Paris à Saint-Cloud : ah mais diable, ma première sortie : j'étais joliment fier d'être au monde, en me souciant fort peu de quelques regards compatissants que j'ai remarqués chez quelques passants : à Paris d'ailleurs on ne s'inquiète guère les uns des autres. Pourtant en me regardant rue Richelieu dans une grande glace, je me vis une drôle de tête; j'étais blanc comme une pierre de taille : il faudra que je sorte assez souvent pour me haler un peu.

J'arrivai bientôt rue du 4 Septembre 39 à mon magasin de chaussettes à 5 sous : elles étaient encore baissées d'un sous et j'en pris 5 pour 1 franc : ah les belles chaussettes, maman, tu riras, mais elles valent bien 4 sous.

Enfin, me voilà à l'Opéra : ouf, je m'assois, car j'ai fait du chemin : j'étais parti à midi, il était 3 heures. Après un quart d'heure de repos, je pris l'avenue de l'Opéra pour revenir, mais j'étais diablement fatigué, j'arrêtais à tous les magasins, je vis que je n'arriverai pas, et grimpai dans l'omnibus de la place Saint-Michel d'où je descendis au bureau de M. Gilquin. Je lui avais promis de monter. je le trouvais en effet : il était 4 heures, je passais jusqu'à 4h 1/2 avec lui à causer, à rire : Madame rentre Mercredi prochain. Voilà les relations renouées : ils ne diront pas que c'est parce que j'ai eu besoin d'eux, car dans ma lettre je leur disais qu'ils pourraient trouver étrange que si près d'eux je ne les prévienne pas, que je le faisais pour éviter toute interprétation fâcheuse : mais pas un mot pour les prier de venir me voir, rien. Je crois avoir bien fait car me voyez-vous tombant dans les bras de M. Gilquin un jour sur le Boulevard : explications forcées, reproches (etc.) Quant à aller diner chez eux, non, car j'ai pour raison majeure à leur donner que le régime de l'hôpital m'est ordonné.

A 5 heures j'y rentrais, et le sergent concierge m'apprenait que ma permission portait jusqu'à 10 heures : c'était évidemment une erreur. En écrivant dans mon cahier, je réfléchis que j'avais eu tort de ne prendre qu'une douzaine de mouchoirs, que le tas était maintenant bien diminué : il y avait encore une trentaine de douzaines au plus : un autre jour je pourrais n'en plus trouver, or je voulais en envoyer à Léon par curiosité.

Et voilà comment à 6 heures je repartais bravement avec mon chapeau et mon parapluie pour rentrer à 8 heures avec deux nouvelles douzaines de mouchoirs dont une partira pour La Fère aujourd'hui.


Même jour midi

Voilà l'opération subie et la douleur filée j'ai le reste de ma journée de bon. Je finis mon odyssée. Je suis rentré à 8 heures et j'ai dormi 4 heures la nuit sans arrêter ce qui ne m'était jamais arrivé : en me réveillant par exemple l'oeil malade était collé comme avec de la pâte : il m'a fallu éponger une demi-heure pour le rouvrir et en somme il vaut mieux que je ne dorme pas si longtemps. Ce matin, il ne paraissait rien de ma promenade d'hier bien que je l'eusse fait beaucoup plus longue que le médecin ne le croyait et il ne m'a fait aucune observation.

C'est aujourd'hui sans doute que vous quittez La Ferté pour l'audience de demain : je me demande comment vous les aurez laissés, comment votre voyage aura été. J'ai sans doute une lettre en route, mais comme une autre reçue 3 jours plus tard que son envoi elle arrive probablement après le Régiment en manoeuvres puis trouve là le vaguemestre qui seulement alors l'expédie au Val de Grâce. Conclusion : un jour pour aller à Compiègne, un autre pour aller à Cutz d'où on la fait filer à Noyon où le vaguemestre l'adresse à Paris, total 4 jours.

Mes mouchoirs sont partis. Léon va être très étonné : je lui ai écrit en même temps et je lui envoie un article d'un journal intitulé soins préventifs dans les maladies d'yeux qui est très précieux et peut remplacer le médecin tout d'abord : su je l'avais connu plus tôt, j'aurais arrêté le mal au début beaucoup plus énergiquement et plus efficacement que ces nullités de Régiment qu'on appelle médecins majors, gens qui ne savent traiter que les rhumes et les maladies honteuses des soldats, qui au moindre mal un peu en dehors de cette catégorie les écoulent aussitôt vers l'hôpital et qui ayant un traitement fixe depuis leur nomination n'ont pas été stimulés par l'intérêt pour apprendre à progresser. Je vous raconterai toutes mes misères à Compiègne, la compétition que j'ai fait naitre en introduisant chez moi un médecin civil qui à mon avis m'a sauvé l'oeil en l'empêchant de se trouer avant mon entrée au Val de Grâce. celui-là je lui dois la vie, car si j'étais revenu avec un seul oeil, voyez-vous, ce dernier déjà faible serait tombé dans un avenir plus ou moins rapproché et alors inutile inutile à moi même et aux autres, carrière brisée, je serai revenu vivre avec vous avec une retraite de 2400 francs. J'aurais encore été plus heureux que ce pauvre capitaine qui n'a plus personne : j'aurais été entre vous deux au moins. Le pauvre garçon a quitté l'hôpital hier et est parti chez lui avec sa retraite liquidée. Partant à 6 heures du matin, il a pensé à moi et est venu me trouver dans mon lit pour me dire adieu. Il y voit si peu déjà qu'il a donné la main à mon infirmier qui se trouvait là le prenant pour moi; il a fallu que je la lui prenne pour avoir un serrement de main de lui. C'est triste et je suis des heureux dans ce pays de la tristesse. Que de pauvres diables autour de moi, crachant, suant, toussant (etc.). C'était encore pore quand je suis arrivé. J'étais à la salle dix. dans les deux voisines étaient deux officiers, un capitaine et un lieutenant tous deux arrivant sur la fin : pendant les longues nuits où je ne dormais pas j'entendais l'un pousser des hurlements étouffés; il ne respirait plus; l'autre sautait dans son lit : empoisonné par son urine parce que les reins ne fonctionnaient plus, il avait encore avec cela une goutte sciatique : il appelait sa mère de temps en temps comme un vrai enfant. Je commençais à m'habituer à leur vacarme quand un beau soir vers 11 heures j'entendis le capitaine faire un saut formidable et tomber à terre; un son mat : j'eus envie d'y aller puis je me retins : vers deux heures n'entendant plus dans sa chambre ni cris, ni coups de sonnette j'y allais en chemise : il était mort et je sonnais à sa place pour appeler : c'est ce qui pouvait lui arriver de mieux : comme s'il s'était donné la mort. L'autre mourut juste deux heures après, je l'appris le lendemain matin : 9 jours après je changeais de cabinet : c'était le premier jour qu'il aurait fallu me changer : et encore, non, car ils ont eu ceci de bon qu'ils m'empêchaient de penser à mon oeil : depuis en voilà 7 que je vois faire la culbute, entre autres deux commandants : ça fait de l'avancement. La mort ici le monde y est tellement habitué qu'on ne fait pas attention dans les corridors aux civières qui passent avec un drap blanc cachant le cadavre qu'elles portent : quelques uns d'entre eux (pas les officiers) non réclamés s'en vont à l'amphithéâtre où à la grande joie des jeunes médecins ils sont charcutés jusqu'à leur dernier muscle.

Voilà réellement un métier que je n'aurais pu faire. Il en faut je le sais, mais sans être bien dégoutté de ma nature, je n'aimerais pas à faire cette besogne. D'abord on devient matérialiste comme Altemaire : on ne croit plus qu'à ce qu'on voit, qu'on touche, qu'on découpe : l'âme par conséquent est une invention : car ils ne l'ont jamais rencontrée sur leurs cadavres : imbéciles. Et puis, quel charme, quelle poésie pour avoir une femme pour un médecin? un médecin amoureux ce doit être grotesque : il ne doit voir dans une femme qu'un assemblage plus ou moins harmonieux de muscles, de nerfs et d'os et encore, peut-il lui revenir à l'imagination devant la femme la plus belle, les souvenirs d'une prostituée découpée à la salle des morts. décidément j'aurais fait un mauvais médecin ou bien il m'aurait fallu changer joliment d'idées, de goûts ou de sentiments. ce pauvre Altemaire, c'est un travailleur, mais si nous étions ensemble je ne serai pas son ami. Nous différons absolument en tout et pour tout : il ne croit plus à rien; il a des femmes l'opinion que je vous donne plus haut. Il ne fait plus rien parce qu'arrivé au but, médecin major, il n'a plus qu'à se laisser couler. Son plaisir suprême est la bonne chère et une petite cuite (traduction soulographie) de temps à autre pour oublier la vie présente. C'était pourtant un travailleur dans le temps : maintenant sa voix est devenue trainante, ses opinions sont celles du jour, enfin il est complet : bon camarade toujours puisqu'il vient me voir après 5 ans de non relations. Ami jamais.

J'espère que je bavarde maintenant. Pourtant n'abusons pas, embrassons-nous et à demain.


Jeudi, 10 heures

Ecritures au fil de la journée

Je mets pour mémoire seulement la journée d'aujourd'hui, car je ne pensais peut-être rien faire de la journée, il m'a trop fait mal et je ne puis plus ouvrir le bon oeil tant l'autre pleure. C'est pour que ça aille plus vite et il a raison, sans quoi je trainerais encore des semaines avec des progrès insensibles. A ce soir peut-être.


Même jour, 5 heures du soir

Je viens de me lever : vilaine journée; je n'ai pu ni dormir un peu ni rester sur mon fauteuil. J'ai moins mal que ce matin et peut-être pourrai-je manger. Si seulement il ne recommençait pas avant Lundi, je serai remis pour sortir Dimanche car ma première sortie m'a donné le goût des autres.

J'ai reçu une lettre de Léon ce matin que je viens de pouvoir lire seulement et encore en une heure de temps, car mon pauvre frère est encore malade. C'est son voyage de Laferté qui lui a valu une rechute, et une rechute, m'a dit le médecin, est généralement plus dangereuse que la maladie première. Je le lui ai écris pourtant. Si seulement j'avais su qu'il devait aller à Laferté, je le lui aurais répété dans tous les sens. Quelle imprudence! et s'il lui arrivait la même chose qu'à moi, ne vous en voudriez-vous pas de l'avoir laissé faire. Je vais lui écrire de nouveau en lui envoyant le traitement complet et lui faisant bien comprendre que sa conjonctivite peut devenir très grave. C'est un enfant d'agir ainsi, en voyant sur moi on en peut arriver.


Vendredi matin

Je me suis levé de bonne heure afin de pouvoir écrire deux lignes tranquillement avant la visite. Hier soir j'ai écrit une lettre à Léon, une lettre de frère ainé, où je l'ai traité d'imprudent et de fou et où je lui ai répété ce que le médecin sur ma demande m'a répondu ici, qu'il pourrait dans des courants d'air et sans précautions attraper la même chose que moi. Puisse-t-il m'écouter lui surtout qui n'a ni médecins sérieux ni traitement ni régime comme moi.

Allons, diable, voilà le médecin, il ne pouvait pas tarder un peu : à tout à l'heure si c'est possible.


A demain, je suis dans le brouillard, comme disait papa Fay.


Samedi matin

Aujourd'hui, vive la joie, le médecin m'a laissé tranquille en me disant que décidément j'entrais dans la voie du mieux. Avant de vous écrire là-dessus, je vais vous écrire à Rezon; ce qui me gêne beaucoup c'est que je n'ai pas reçu encore votre lettre de jeudi : je comptais l'avoir hier vendredi et j'aurais écrit de suite à Laurent ou Henry qui la recevant aujourd'hui samedi vous l'auraient mise à la poste pour votre Dimanche : mais après avoir mis sur l'enveloppe Monsieur Driant et en tête Compiègne chers parents, je me suis arrêté : que vous dire, toujours la même chose sur mon état et puis risquer de me tromper en vous parlant de Laferté et vous laisser voir par là que votre lettre ne m'est pas parvenue : de là à des soupçons et des inquiétudes, n'est-ce pas maman, il n'y a pas loin puisqu'i me semble que tu te doutes déjà qu'il y a quelque chose là dessous : ma dernière lettre venue de Compiègne a du vous arriver 4 jours après l'arrivée de la vôtre ici, et tu as du te dire "Emile est vraiment bien négligent". Enfin, je vais attendre le vaguemestre : peut-être aurais-je quelque chose.

En l'attendant je vais tout de suite vous mettre au courant d'un projet monstre que j'ai conçu l'avant dernière nuit puisque dormant deux heures il me reste forcément du temps pour réfléchir. Le voici. Le Bataillon part pour Saint-Mihiel le premier, à moins d'ordres contraires : j'ai écrit au Capitaine pour m'en assurer hier : et j'aurais sa réponse demain, car il a du rentrer des manoeuvres hier, bien fatigué le pauvre homme. S'il en est ainsi, il ne m'est pas possible de laisser toutes mes malles à Compiègne et d'avoir ensuite à les transporter à Rezon puis à Saint-Mihiel : je ne veux avoir à porter chez vous que ma malle et la caisse de photographies, car c'est une maladie qui continue celle-là voyez-vous, surtout depuis que j'en fais mieux, plus vite et à meilleur marché. Pas de cahiers, de cartes, rien, c'est bien inutile avec mon oeil fatigué. Il faut donc que je fasse partir avec le Bataillon ce qui ne me coutera pas un sou, mes 180 kilos d'alors, mes fusils, pistolets et armes de tous genres, ma sellerie, mes livres, jeux et papiers, tableaux, vaisselle, batterie de cuisine (etc.).

Je n'ai pu hier qu'écrire au Capitaine et encore deux lignes et à savoir s'il pourra me lire, mais aujourd'hui je vais écrire à Campagne pour qu'il refasse les malles en les divisant bien en deux parties : celles qui doivent rester et celles qui doivent partir : elles sont à conserver dans le grenier de mon propriétaire qui bien que je lui ai laissé sa chambre a été très complaisant pour moi et m'a offert de les conserver : mais il faut que je veille un peu à tout cela moi-même. J'ai donc décidé d'aller à Compiègne et depuis que cette idée m'est entrée dans la tête elle n'en sort plus et me remplit de bonne humeur. Léon voulait venir me voir à Paris : c'aurait été un voyage bien cher pour lui, car outre le voyage il y a les faux frais, la mangeaille (etc.), c'est d'ailleurs inutile puisque je suis hors de danger. Je lui écris donc aujourd'hui que je serai à Compiègne Mercredi prochain à midi et que s'il va bien, n'ayant pas à subir de courants d'air, ni de chemin à faire à pied, je serai bien content de l'y voir : ce sera drôle l'hôpital rendant visite à l'infirmerie.

Mercredi, c'est le 29, l'avant-veille du départ du Bataillon. Avec une permission spéciale, car elles ne sont que de 10 heures du matin à 10 heures du soir, je pourrais quitter le Val de Grâce à 9 heures aussitôt la visite, prendre le train de 10 heures, arriver à Compiègne à midi 12 et y prendre Léon arrivant par celui de midi 42. Puis nous irions chez le Capitaine, chez Henry et à mon ancien logement. Campagne prévenu sera là : les caisses seront prêtes mais encore ouvertes, si j'ai oublié quelque chose à mettre dans l'une plutôt que dans l'autre ce sera bientôt fait, puis j'irai chez le Colonel, lui rendre la visite qu'il m'a faite ici, et qui je vous l'ai dit, m'a causé assez de surprise. J'irai bien entendu en civil, avec ma barbe et sans façon, car je suis encore à l'hôpital et d'ailleurs ne pourrais sortir en tenue avec l'oeil blindé comme je l'aurai. J'ai parlé de tout cela au médecin hier, en lui prouvant que ma dernière sortie ne m'avait fait que du bien, puisque me donnant de l'exercice elle m'avait fait prendre un peu de sommeil : il a hoché la tête comme il fait toujours et m'a dit : il faudra prendre beaucoup de précautions : je vais me fixer sur l'oeil un tampon de ouate enveloppé dans de la toile fine puis un oeilleton noir par dessus et si le vent arrive à travers ce sera un fameux malin. Je lui ai répondu cela et il m'a dit "il faut déférer aux idées des malades comme aux caprices des enfants : je le veux bien, mais prenez bien garde dans le chemin de fer." Et voilà comment toute l'affaire est lancée. Je suis dans la jubilation, je vais reoir ma Compagnie avant qu'elle ne parte, le Capitaine, les camarades, mes affaires (etc.). je quitterai moi à 6 h : je ne pourrai donc y diner; mais Léon lui ne partant qu'à 7h22 dinera avec le Capitaine, ou avec Henry ou avec Lemercier, il n'aura que l'embarras du choix : ce sera un autre avantage pour moi : le médecin m'a déjà dit qu'un de ces jours il me mettrait à la diète 24 heures ; je prendrai ce jour là puisque ne pouvant déjeuner au Val de Grâce ni diner à Compiègne il me faudrait déjeuner dehors, et au moins je ne subirai pas de diète étant ici, ce qui est triste car à l'hôpital le repas du matin puis celui du soir sont les deux actes importants de la journée qui paraitrait rudement longue sans cela : je mange toujours tout seul comme un pestiféré; dans les premiers temps c'était nécessaire, car le pu coulait comme à la fontaine d'Eau de Cologne du Louvre, et vous savez que rien n'est contagieux comme cela. C'est d'ailleurs ce qui m'a privé totalement de sommeil jusqu'à ces derniers jours : le pu est arrêté maintenant, et si je le demandais je mangerais avec les autres, mais j'entends d'ici leurs discussions religieuses et politiques, et je préfère la tranquillité de mon cabinet. J'ai d'ailleurs le salon pour causer ensuite.


Dimanche soir, 26 septembre 1880

L'homme propose et c'est tout ce qu'il peut faire : je m'étais déjà fait une fête de ma sortie d'aujourd'hui et j'ai passé toute la journée dans mon lit.

C'est justement le jour qu'a choisi le médecin pour me faire plus de mal que d'habitude. Quand je me lève le matin, je me sens bien pourtant, dispos, l'oeil droit bien ouvert, le gauche presque sans douleur. Quand la visite a passé comme aujourd'hui, il ne me reste plus qu'à remettre un voile noir sur la tête et me coucher jusqu'à 4 heures du soir; je n'ai d'ailleurs pas à me plaindre, car c'est moi qui ai préféré la chose aujourd'hui plutôt que demain; il ne me fera plus rien jusqu'à Mercredi et c'est tout ce que je demande pour être tranquille et pour aller à Compiègne sans préoccupations.

Et votre lettre? elle m'est arrivée hier soir; la mienne était partie : je n'avais osé y parler de votre voyage, de peur de vous montrer que votre lettre ne m'était pas encore arrivée Dimanche jour où j'étais censé écrire la mienne. Il s'ensuit que dans mes lettres depuis plusieurs semaines, je ne parle que de moi, de mon oeil et toujours des mêmes choses.

Ah par exemple, dans votre lettre d'hier, il y a un point qui m'a bien ennuyé : quand tu fais par hasard un pauvre petit mensonge, ma chère maman, il ne te réussit pas : tu as dit avoir été me voir à Compiègne : et Delamarre qui sait et a sans doute écrit à ses mères que je suis ici. J'arrangerai cela en disant que prévenu à temps par Léon j'ai pu me sauver à temps à Compiègne et t'y recevoir sans que tu aies pu te douter de rien. C'est le seul moyen d'expliquer tout.

A demain; je me recouche; je mangerai mieux demain : je vous embrasse.

* * * * *

Vendredi 1er octobre - rien par prudence

* * * * *

Samedi matin, 2 octobre

Et bien, mon pauvre journal, si je puis donner ce nom là à un griffonnage de 15 jours, y a-t-il assez longtemps que je t'ai délaissé. C'est qu'il s'est écoulé depuis Dimanche des bonnes et des mauvaises journées. Lundi, mon oeil droit jusque là solide au poste, trouvant que la besogne était rude parce qu'il était seul à la faire, s'est avisé de devenir rouge et déjà je me voyais en perspective avec un bandeau sur les deux yeux.

Tant qu'on y voit ne serait-ce qu'un peu, cela va toujours, mais plus rien pendant quelque temps, c'est désagréable. Il est bien entendu que ce n'était qu'une rougeur comme celle de Léon au début, et qu'il n'y avait rien de ce qu'éprouvait l'oeil gauche: et mon voyage de Compiègne tombait à l'eau si je n'arrivais pas la chose : j'ai donc passé la journée du Lundi, la nuit, puis celle du Mardi, à tamponner ce digne oeil au carbonate de soude. La rougeur a rapidement diminué, et j'aurais pu dormir du Mardi au Mercredi si par excès de précautions, je n'avais continué : le Mercredi j'étais hors du pétrin et prêt à partir à Compiègne, mais dans l'intervalle ni lettres, ni journaux, ni rien je m'étais abstenu de tout.

Ah la bonne journée que nous avons passée : sur ma demande expresse, le directeur de l'hôpital m'avais autorisé à sortir à 9h au lieu de 10h heure réglementaire; j'ai donc pu arriver à la gare du Nord au train de 10h et à Compiègne à midi 12; j'y ai trouvé le Capitaine, Campagne, Welter, Neigette, et deux camarades, et vous comprenez comme moi le plaisir que m'a fait leur accueil. Je suis allé de suite au cercle pour en voir quelques uns, et je ne savais plus à qui donner des poignées de main; je me rappelle leur stupéfaction en me voyant entrer : d'ailleurs portant toute ma barbe, en civil, ce bandeau sur l'oeil, les cheveux coupés raz, j'étais presque méconnaissable. Pourtant on m'a dit que j'avais engraissé.

Tous ces bonjours donnés et reçus, je suis parti vite à la gare pour recevoir Léon qui arrivait à 1h. le pauvre est arrivé avec une paire de lunettes qui le changeait tellement que seul je l'ai reconnu, Welter étant passé près de lui sans s'en douter. Nous sommes partis bras dessus bras dessous, et désirant causer seuls, nous sommes partis au parc où il n'y a pas de courants d'air. Nous y avons passé une heure à rire de bon coeur en rappelant le temps passé, nos ennuis, nos lettres et votre ignorance de tout cela. Pendant ce temps Campagne faisait dans la cantine d'Henry le relevé de ce que je désirais enlever au Val de Grâce, chemises, chaussettes (etc.). J'ai ramené Léon chez Henry, puis je suis parti dans Compiègne faire mes courses : en passant devant mon ancien logement Perrin, j'ai vu qu'on vendait à la criée. Je suis allé à la caserne, au camp où j'ai vu ma Compagnie, chez le cordonnier à qui j'ai porté les pantoufles de M. Barthelemy pour les remonter, chez le trésorier qui m'a fait une avance, car on ne touche sa solde qu'en sortant de l'hôpital et c'est ruinée car elle est diminuée de moitié. J'ai fait porter des cartes, chez le médecin par convenance, chez mon commandant et j'en ai déposé une chez le Colonel absent.

En revenant trouver le Capitaine et Léon à 4 heures, l'idée nous est venue d'aller consulter le médecin civil qui m'avait fait tant de bien au début de ma maladie : nous y sommes retournés 2 fois sans le trouver et enfin nous lui avons donné rendez-vous à la pension, où nous devions dîner vers 5 heures. Le Capitaine avait voulu se charger de tout et de plus avait invité Welter : il nous a fait manger du perdreau, et a été comme toujours le digne homme que vous connaissez.

Le médecin est arrivé dans l'intervalle, a examiné Léon et a reconnu une légère ulcération dans la cornée et quelques granulations sur la paupière : seulement, comme ce n'est pas purulent, le mal ne marche pas vite et l'ulcération n'est nullement dangereuse : c'est ce que je me suis efforcé de faire entendre à Léon pour qu'il ne s'affecte pas. Le médecin lui a donné une ordonnance à suivre en lui conseillant de revenir le soir et en a pris jour au Samedi.

J'aurais du y songer de suite, c'était trop tôt. Que pouvait faire en deux jours, Jeudi et Vendredi, le traitement à peine commencé, et moi qui promettais de revenir le Samedi à la prière de Léon qui désirait me voir là, le pouvais-je.

Mon bataillon ne partait que le 5, à pied, pour arriver à St Mihiel le 14 après 8 jours de marche. C'était une rude déception pour tous, partir à pied au lieu du chemin de fer sur lequel on comptait, et comme première étape aller à environ 40 kilom. J'en aurai évité moi des marches et contremarches à l'hôpital.

En partant Mardi, il valait bien mieux que je revienne la veille le Lundi et que Léon fit coïncider son voyage avec le mien, nécessaire au moins pour faire filer mon matériel : grâce à Campagne il est emballé : il a fallu pour 9 F. de caisses.

C'est ce qu'avant-hier et hier j'ai écrit à Léon sur tous les tons : d'ailleurs il m'était impossible d'y aller aujourd'hui sans imprudence, et tout en paraissant quelque fois manquer de précautions, je sais fort bien m'arrêter quand il le faut : mon oeil droit est retombé, ce à quoi je m'attendais : j'ai passé de nouveau la journée du Jeudi à le soigner, et je n'ai pu écrire à Léon . Hier, Vendredi, votre lettre m'est arrivée de Compiègne, et j'ai passé une journée à y répondre. Quand j'ai voulu écrire deux mots sur ce cahier, j'ai vu que je ferais mieux de m'en tenir à votre lettre et à celle d'Henry dans laquelle il m'a fallu comme d'habitude l'envelopper : j'ai tout de même écrit à Monsieur Baudry le médecin pour qu'il ne compte pas sur Léon aujourd'hui; Léon en effet éprouve plus de difficultés que moi à écrire, ce qui se comprend. Je me le représente : il a maintenant un bandeau sur l'oeil droit, à nous deux nous avons une paire d'yeux médiocres, et l'autre est tout à fait dans la mélasse : quelle drôle de coïncidence.

Bref, cette nuit, j'ai de nouveau tamponné, et l'inflammation a beaucoup diminué puisque je puis écrire longuement sans trop pleurer, et combler l'intervalle de 5 jours qui formait lacune dans le digne cahier. J'ai encore aujourd'hui et demain à me soigner, par conséquent Lundi, je pourrai aller à Compiègne sans inconvénient : je ne pense plus y aller ensuite jusqu'à ma sortie de l'hôpital. J'aurai vu Léon, je saurai au juste ce qu'il en est de lui, et n'aurais plus besoin là-bas.

Demain, je sortirai de 4 heures à 6 heures pour aller voir Madame Gilquin qui me l'a fait promettre à son mari lors de sa dernière visite au Val de Grâce. Je vais voir Marie Lise et toto, ce sera quelques instants de distraction.

Je ne m'ennuie d'ailleurs pas : outre que je prends bien volontiers mon mal en patience, je sais qu'en somme mon oeil est tiré de là, j'ai deux camarades, deux jeunes employés de la marine, tous deux de mon âge Lelièvre et Picard qui viennent rire et causer avec moi. Nous jouons aux petits jeux de devinettes, de syllabes commençant et finissant des mots, et à nous voir rire comme des fous on ne se croirait jamais être dans une salle d'hôpital.

Je vais cesser mes bavardages pour reprendre ma cure. J'ai envoyé à Léon la formule du collyre dont je me sers (100 gr. eau de roses et 10 gr. bicarbonate de soude) et qui produit d'assez bons résultats : je lui ai donné de vive voix toutes les autres indications, bains de pied, purgations ; ne plus prendre d'alcool, de café, de bière, sortir très modérément bien couvert (etc.). Je ne serai presque pas fâché qu'il ait peur bien qu'il n'y ait aucune raison, parce qu'alors il se soignerait sérieusement. Je lui ai aussi envoyé un foulard de la Tour St Jacques pour faire ses voyages sans danger pour sa gorge, car la mienne a été prise pendant 4 jours, car il est inutile de cumuler plusieurs bobos à la fois.

Allons, mes bons parents, mon cahier avance au fur et à mesure de ma guérison; je le finirai le jour où je mettrai des lunettes pour la première fois et je vous l'enverrai avec une lettre explicative. Je jouirai d'ici de votre surprise, et j'en ris d'avance. Encore une dizaine de jours, je crois : à cette époque, les yeux de Léon iront bien aussi, et alors tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes, Amen.


Dimanche matin, 3 septembre (ndlr: octobre)

Je suis enchanté. J'ai reçu une lettre de Léon, deux lignes me disant que ses yeux sont bien et qu'il attendra Lundi : nous allons par conséquent passer encore une après-midi ensemble : Moi, je vais au mieux, puisque le médecin n'a pas voulu me cautériser aujourd'hui, même sur ma demande, parce que je préférais aujourd'hui plutôt que demain. Il m'a dit que cete opération devenait inutile.

Il est entré hier un de mes camarades de l'Ecole de Tir pour une affection du pied.

Garnier m'écrit de St Mihiel pour me prier de lui retenir un logement à Compiègne, m'offrant de faire de même pour moi à St Mihiel. Je vais lui répondre à sa grande surprise que le gouvernement se charge depuis un mois passé de ma pension et de mon logement et veut bien me conserver encore quelque temps : qu'il m'est par conséquent impossible de cherche à Compiègne et inutile de demander à St Mihiel.


Lundi. A Compiègne

* * * * *

Mardi matin, 5 octobre

Mon bataillon est parti ce matin par une pluie battante. Le Capitaine est parti à pied aussi, le pauvre homme. Je les ai tous vus hier. Quand j'ai quitté le Val à 9h il pleuvait et comme la visite du médecin avait été très retardée par une opération à faire à mon voisin, j'aurais manqué le train de 10h qi je n'avais pris une voiture. Je suis arrivé juste à temps : Grâce à la soeur, j'avais déjeuné avant de partir. J'en ai changé de soeur : celle-ci, soeur Anna, est la personne la plus sympathique du monde, l'air distingué, et ne prenant pour gémir sur votre mal le ton pleurard de la soeur Cécile.

J'ai trouvé Henry et Welter à la gare malgré la pluie, et bien entendu Campagne et Neigette. Heureusement que cette pauvre Neigette a la pension Desmazures pour refuge sans quoi j'en serais très inquiet. Mais on l'y soigne bien et elle y couche. Le train de Léon ayant eu 10 minutes de retard signalé nous sommes allés au cercle en attendant.

Avec la permission du médecin accordée le matin sur ma demande, j'ai pris une tasse de café, la première depuis longtemps. Je ne parle pas des poignées de main, histoires et effusions de toute nature bien qu'elles me causent toujours le même plaisir. A 1h47 Léon arrivait avec un bandeau très coquet mais parfaitement insuffisant sur l'oeil droit. Ce garçon ne se soignera que quand il aura peur et se verra dans de mauvais draps : il a commencé par nous raconter, Henri et Welter étaient là, qu'il avait assisté la veille à un diner de baptême et que s'étant mis à table à midi, il n'en était quitté qu'à 9h1/2 du soir. Qu'ainsi, son oeil allait moins bien qu'hier. Alors, chers parents, je me suis mis dans une colère bleues, et l'ai arrangé des pieds à la tête. Ayant eu un exemple sous les yeux, fallait-il être assez crétin pour s'exposer de la sorte et cela pour un malheureux gueulleton : il veut bien suivre un traitement mais qui ne l'empêche pas de fumer, de prendre son café, d'assister à un bal ou ou d'accepter une invitation : c'est à lui souhaiter 15 jours d'hôpital avec du lait pour café, pour vin, pour tabac (etc.) Lui qui est si sérieux pour tout le reste, quel enfant pour tout ceci. Bref, tel a été mon accueil; le moment passé, c'était fini, nous avons parlé d'autres choses en nous dirigeant chez le médecin. Après 20 minutes d'attente je dis à Léon que j'allais chez le Colonel, Henry m'ayant dit qu'il m'attendait : jamais il n'a été aussi charmant que ce jour-là. Il m'a promis 1° de me faire faire à cheval les manoeuvres de brigade (pour officiers seuls 6 par régiment) qui ont lieu en juillet, bien que les sous-lieutenants n'y soient pas admis; 2° de me faire faire également à cheval et comme officier d'ordonnance les grandes manoeuvres des corps d'armée, en me faisant revenir de St Mihiel exprès; 3° de me donner, du 15 Décembre au 15 Janvier, un congé d'un mois. De plus, comme il devait aller à Paris le jour même, il m'a demandé quel train je prenais 6h15 et m'a dit qu'il partirait avec moi pour causer le long de la route. Enfin, je ne l'avais jamais vu comme cela.

J'ai été ensuite prier Madame Desmazures de nous préparer à diner pour 5 heures puisque je ne pouvais manger avec les autres, ce qui m'a fait gros coeur, parce que c'était le jour de réception de mon bataillon et que je voyais déjà préparés les bouquets, pots de fleurs, (etc.), accompagnement obligé d'une réception. Puis je suis venu retrouver Léon qui était déjà parti et avait vu le médecin : c'était ennuyeux, je voulais assister à la consultation.

J'ai donc demandé à parler à Monsieur Baudry quand même et il m'a dit que c'était peu de choses, qu'il n'y avait nul danger, mais que ce serait encore assez long, 15 jours à 3 semaines, qu'il lui avait défendu de fumer, mais que le café il pouvait le prendre sans fumer bien entendu. Il est d'ailleurs trop indulgent : à moi même les premiers jours de mon mal alors qu'il était dans toute sa violence, il me permettait vin et café, et Dieu merci au Val de Grâce on m'a vite coupé sous le pied tous ces excitants.

Il m'a dit que le bandeau de Léon était absolument insuffisant : je lui en ai fait un autre avec des compresses que j'avais dans ma poche et de la ouate achetée chez Sénéchal et en sortant, chez Welter, je lui ai mis cela sur l'oeil subito : chez lui c'est l'oeil droit, chez moi le gauche, vous pensez bien que quand nous sommes bras dessus bras dessous, nous avons l'air de bêtes curieuses; après avoir été frapper à la porte du Capitaine Arzat très occupé à la caserne et absent nous sommes allés faire un tour au parc jusqu'à l'heure du diner; à la pension nous avons retrouvé Welter, Henry, Denizot, venus exprès, et le diner a été très gai : Bref, reconduit à la gare par eux tous, ayant dit bonjour à Fassulair que j'ai rencontré en route, je me suis embarqué avec le colonel que j'ai rencontré à la gare : A Paris il m'a fait monter en voiture avec lui et m'a descendu à la place St Michel prenant ainsi le long tour pour aller du côté de l'Institut. Je suis rentré tranquillement, mon parapluie sous le bras, enchanté de ma journée qui, après avoir mal commencé, s'est passé sans eau, ni vent, ni soleil, temps froid seulement.

Aujourd'hui mon oeil va aussi bien qu'avant-hier, l'oeil droit n'est pas rouge, et si j'arrête, c'est pour ne pas me fatiguer et ne pas abuser.


Mercredi matin

Je vois en perspective une série de journées peu agréables à passer. Il fait laid, il pleut, ce qui me confine ici et, m'a dit le médecin, j'en ai encore pour un mois avant guérison assurée. Je lui ai demandé exprès parce que mon idée est celle-ci : rejoindre mon Régiment aussitôt guéri et prendre 30 jours au 15 Décembre. Mais alors pour rejoindre mon Régiment surtout sur ces plateaux de la Meuse et pour la mauvaise saison, il me faut quitter complètement guéri. Encore un mois ; Dieu que c'est long ; voilà déjà 40 jours juste que je suis ici, 47 jours que cela dure : il me faudra aller jusqu'au deux pioches 77 jours 7 semaines pour une misère : enfin, bien heureux encore de m'en être tiré ainsi.

Je change de médecin aujourd'hui : le médecin pour les yeux étant revenu de permission et reprenant son service. Il paraît qu'à l'inverse de l'autre celui-ci cause beaucoup. Tout ce que je lui demande, c'est de continuer comme l'autre à ma laisser la tranquillité ; et de ne pas essayer sur moi tel ou tel remède comme ils font souvent ; depuis deux ou trois jours, le médecin me met avec un pinceau de la teinture d'opium sur l'ulcération qui se bouche ; cela fait l'effet d'un fer rouge qu'on poserait et qu'on enlèverait de suite : la douleur dure à peine une minute ; en un instant l'oeil se remplit de rouge et s'inflamme comme dans le bon vieux temps, puis au bout d'une demi-heure tout cela disparait et on est tranquille; ainsi il y a ce temps là, à peine que la visite est passé, et j'écris sans difficulté. J'ai acheté sur le boulevard au marchand de livres d'occasion et pour 12 sous un manuel de médecine. Je suis déjà versé dans bien des matières et plus tard je veux pour toutes les indispositions communes savoir soigner ou moi ou mes hommes n'aurais-je appris que cela hier.

J'ai vu Altemaire hier. Nous causons tactique, guerres, médecine (etc.) ce sont de part et d'autre des questions à n'en plus finir ; il veut me dit-il pouvoir causer campagnes dans la société où il se trouve, et moi je veux apprendre les éléments de son métier ; ce qui fait qu'arrivé à 3h il n'en repart qu'à 5h1/2 et il faut qu'il retourne à Vincennes, là-bas à l'autre bout de Paris.

Demain, je vais demander à sortir : je ne vous ai pas dit que Dimanche j'étais sorti une heure à 4 heures et monté chez Madame Gilquin sur l'invitation expresse de son mari. J'ai vu tout un petit monde peu changé : son Léon a eu tous les prix de sa classe à Charly, Marie entre au couvent à 700F. par an comme demi-pensionnaire et leur reste définitivement. Et l'explication de la non-correspondance? Il a bien fallu qu'elle vienne entre nous deux. Tu penses bien ma chère maman que je lui ai mis toute la responsabilité de la chose sur le dos : elle ne t'avait pas répondu l'an dernier, lui ai-je dit, et voilà comme nous sommes : elle a dit qu'elle avait fort à écrire à droite à gauche, (pauvre femme) qu'elle l'avait sans doiute oublié, mais qu'il ne fallait pas se formaliser de cela. Quant à moi, lui ai-je dit, mon absence s'explique facilement, je ne suis pas venu à Paris une fois en deux ans, ce qui est vrai à part la visite chez Sandrique ou une course à l'exposition où je ne suis pas allé les voir. Enfin, c'est raccommodé et on m'a prié de revenir Jeudi soit demain à midi pour voir en même temps M. Gilquin. J'ai bien entendu écarté toute invitation sous prétexte de régime à suivre. J'y resterai une demi-heure et voilà.

Mon bataillon a quitté Soissons pour Fismes : avec une fichue trotte et par quel temps, mon Dieu.

J'ai déjà visité dans Paris en fait d'église St Eustache, St Honoré, St Jacques du Haut-Pas, Notre-Dame. Demain, j'irai à Notre-Dame des Victoires, où j'allongerai une petite prière pour toute la maisonnée.


Vendredi matin

Je n'ai pas trouvé M. et Me Gilquin, partis pour reconduire le Léon à la gare, c'est la rentrée à la pension. Madame Gilquin m'avait donné cette heure là sans y réfléchir : c'est le Toto qui m'a reçu : ce n'est plus l'enfant bête d'autrefois : il a de petits raisonnements gentils, de petites réflexions drôles qui prouvent que si ce n'est pas le plus intelligent, ce sera le meilleur de sa famille à l'image de son père. J'ai alors été au Jardin des Plantes et en passant je suis entré à St Médard pour remplacer Notre Dame des Victoires. J'ai passé trois heures à regarder les bêtes à me mettre leurs noms dans la tête : j'ai fait quelques heureux parmi les singes avec un pain d'un sou et en somme mon après-midi s'est passée bien vite et sans que j'y songe.

Aujourd'hui, je vais tout à fait bien; l'oeil droit ne tombe plus et semble s'être résigné à faire toute la besogne seul et sans aide jusqu'au rétablissement de son voisin : de plus le médecin, sur ma demande, m'a permis de mettre dans ma chambre des lunettes bleues pour m'habituer peu à peu à ouvrir l'oeil et à supporter la lumière. Je suis donc arrivé au but que je m'étais proposé et qui devrait marquer la fin de ces pages bien souvent griffonnées.

L'arrivée de votre lettre, ce matin seulement vendredi, me décide tout à fait. Puisqu'il n'y a plus aucun danger, que je ne souffre plus du tout, une minute seulement le matin et pas une seconde de plus, puisque dès lors vous n'avez plus à vous inquiéter de moi, et que prolonger plus longtemps votre ignorance ne servirait qu'à retarder nos lettres, les vôtres comme les miennes; je vais vous envoyer cette série de causeries écrites toutes pour vous et rien que pour vous. Je ne veux pas les relire, ni même chercher à me rappeler ce qu'elles contiennent. Il est évident tout d'abord que les mêmes dispositions d'esprit doivent amener toujours les mêmes réflexions et que dans les tristes moments que j'ai traversés, malgré mes efforts pour amener la gaieté dans mes idées, j'ai du vous répéter bien souvent les mêmes choses.

Quoi qu'il en soit, n'est-ce pas, que tout ceci soit entre nous et rien qu'entre nous. Comme je vous l'ai dit plus haut, c'est pour compenser les lettres courtes et banales que je vous écris depuis un mois et demi que j'ai rempli ce cahier de mes réflexions quotidiennes.

Je suis tombé malade le 22 aout un Dimanche après avoir eu pendant 10 jours une conjonctivite peu sérieuse; je me suis soigné 5 jours chez moi, après être resté le 23 et le 24 presque sans soins comme je vous l'expliquerai plus tard. Or, un jour de perdu dans des maladies rapides comme l'ophtalmie, c'est un mois de plus d'hôpital si encore on en réchappe. Je paie en ce moment l'ignorance et l'ineptie de mon premier médecin. Je suis aujourd'hui au 42e jour d'hôpital, au 47e de ma maladie, au 57e de mon mal d'yeux. J'en ai encore au minimum pour jusqu'à la fin du mois peut-être davantage, mais je vous le répète ici formellement; tout danger et toute souffrance étant disparu que la lecture de mes impressions, si on peut les appeler ainsi, ne vous laisse d'autres souvenirs que celui de cette affirmation rassurante. Vous savez bien que si la moindre appréhension me restait, j'aurais attendu pour vous apprendre tout cela qu'elle disparaisse. Au moins vous n'aurez pas passé par toutes les craintes que l'on m'a fait concevoir, craintes toujours exagérées par l'éloignement et j'aurai eu la satisfaction de vous savoir tranquilles, du moins sans inquiétude sérieuse.

Quand je suis arrivé à Compiègne, le premier officier que j'ai rencontré sortant du cercle m'a dit : "ah c'est vous mon pauvre Driant; que je vous plains : avez-vous souffert de l'opération." "Mais mon cher Lécine, lui ai-je dit, vous vous méprenez, j'ai encore mon oeil et compte le garder." Il croyait suivant le bruit qui avait couru au Régiment 4 jours avant que c'était fini et qu'il était perdu. Ne vous auriez-vous pas figuré la même chose à plus forte raison, et n'aurait-ce pas été vous priver de sommeil bien mal à propos. Tout est fini et le reste n'est plus qu'affaire de temps. Je suis heureux et content. D'ailleurs mon système: "on ne peut rien changer à ce qui doit arriver" m'a rendu les plus grands services, en ne me laissant pas tomber dans le marasme : quand on a épuisé tous les soins de l'hôpital, et tous les remèdes de la science spécialiste, il n'y a plus qu'à attendre ; tout arrivera comme il est écrit.

Quant à mon tempérament, pour répondre à vos questions d'aujourd'hui, il ne se ressent en rien de la médication énergique qu'il a subi. Si j'avais eu une seule goutte de sang vicié, m'a dit le médecin, il y a bon temps que l'oeil serait crevé : c'est donc à vous par le bon tempérament que vous m'avez donné, et un peu à moi, je le dis sans fausses glorioles, et malgré certaines apparences et certains souvenirs que vous avez pu conserver, par l'usage modéré que j'en ai fait, qu'il faut attribuer ce résultat. En tout cas, il aura toujours cet avantage énorme de m'ouvrir l'oeil sur mon état physique, en me faisant voir chez moi une constipation naturelle, source de quantité de maladies et qu'il me faut absolument faire disparaitre. De plus, il me prive que mes yeux ne sont pas aussi solides que je le croyais et que pour l'avenir ils demanderont plus de ménagement.

L'expérience a été un peu dure, mais elle m'est arrivé sous cette forme pour me laisser des souvenirs durables.

Ma lettre ne mettra qu'un jour à vous arriver : par conséquent je ne la ferai partir que demain.


9 8bre Samedi, 10 heures matin

Allons, chers parents, c'est décidé : à demain pour qu'il n'y ait plus entre nous ni mystères ni cachettes. C'est une lettre d'un grand mois que je vous envoie ; aussi en la terminant, je vous y embrasse comme je vais le faire, lorsque entièrement guéri, je pourrai aller vous voir deux ou 3 jours en partant pour St Mihiel.


Votre fils qui vous aime

Emile Driant


Dernière page du journal




45 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page