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  • Photo du rédacteurDRIANT Emile

Les Armements Allemands (intervention du Cdt Driant à la Chambre, 18 juin 1912)

DISCUSSION DU BUDGET DE LA GUERRE 1913

Séance du 18 juin 1912 - Discours du Commandant Driant


M. le Président. L'ordre du jour appelle la suite de Ia discussion du projet de loi portant fixation du Budget général des dépenses et des recettes de l'exercice 1913.

Nous abordons le budget du Ministère de la guerre.

La parole est à M. Driant dans la discussion générale de ce budget.

Je rappelle à la Chambre qu'elle siège actuellement en séance publique ordinaire.


M. Driant. Messieurs, quand des indices menaçants surgissent à l'horizon de notre politique extérieure, on constate chez nous deux attitudes extrêmes : celle des gens qui ne veulent pas voir le danger, qui troivent même son évocation importune, et celle des pessimistes qui sont, pour ainsi dire, des annonciateurs de désastres.

Je tiens à dire à la Chambre que je ne me sens aucun goût pour jouer ce dernier rôle. Le rôle de Cassandre est un rôle peu attrayant, et cependant Cassandre eut raison, puisque Troie fut prise

Mais, instruit par l'expérience de 1868 et de 1869, alors que Ducrot, gouverneur de Strasbourg, annonçait l'invasion imminente et que personne n'y croyait, nous n'avons pas le droit de mettre un bandeau sur les yeux de la France et de parler tout bas d'une question qui vient d'être traitée aussi bruyamment que rapidement au Reichstag allemand. Je veux parler de la loi votée récemment et qui porte la puissance offensive allemande à un degré qu'elle n'avait jamais atteint.

Je veux parler aussi et surtout de la réponse qu'il convient à un pays comme le nôtre de faire à cette loi, réponse dénuée de toute allure provocatrice, mais formulée avec la ferme volonté de mettre nos forces militaires à hauteur de toutes les situations et les âmes françaises à hauteur de tous leurs devoirs. (Très bien! très bien!)

Messieurs, dans son important rapport sur le budget de la guerre de l'exercice 1913, notre très distingué collègue, M. Clémentel, pour obéir aux instructions de la commission du budget, n'a pas cru devoir aborder cette question. Il nous dit, en effet :

« Qu'il eût voulu, bien que l'état actuel de notre armée soit, dans l'ensemble, rassurant pour notre patriotisme, appeler l'attention du Gouvernement et du Parlement sur l'urgence des mesures qui s'imposent, surtout après le vote de la nouvelle, loi militaire allemande, pour la meilleure utilisation de nos réserves, pour le renforcement de nos troupes de couverture et pour l'amélioration progressive de notre outillage de guerre. »

Cette lacune, je lui demande la permission d'en combler une faible partie.

Lorsqu'une grande nation comme l'Allemagne, que personne d'ailleurs ne songe à menacer, augmente ses armements et surtout précipite leur développement, comme elle vient de le faire, il est permis au peuple visé d'examiner là balance nouvelle de ses forces et de rechercher les moyens de rétablir un équilibre de plus en plus rompu à son détriment.

C'est cette balance, et ce sont ces moyens que, très brièvement, je demande la permission d'exposer à la Chambre. Je ne fais qu'indiquer à grands traits les conséquences et les effets de la nouvelle loi allemande.

Elle accroît les effectifs sans créer de corps nouveaux et, en renforçant les unités sur le pied de paix, elle assure leur utilisation offensive pour l'attaque brusquée, pour l'attaque recommandée aujourd'hui par tous ses écrivains et qui semble aujourd'hui passée dans les mœurs.

Elle augmente ses cadres, notamment les cadres complémentaires, comme nous le ferons nous-mêmes prochainement par la loi des cadres, pour une meilleure utilisation, pour un renforcement de ses réserves.

Elle crée une nouvelle inspection d'armée, avec des unités existantes, c'est entendu, mais en complétant leurs services et en les mettant sur le pied d'offensive immédiate ; l'un d'eux fait face à notre frontière, portant à quatre, par conséquent, le nombre des corps de la couverture allemande en face des trois corps d'armée de la couverture française.

Enfin, elle jette un milliard de premier établissement et 150 millions de dépenses annuelles dans le plateau de la guerre.

Et cette loi, messieurs, cet accroissement, ces crédits, tout cela a été voté presque sans débat, en quelques jours, alors que notre loi des cadres est depuis plusieurs années sur le chantier, qu'elle ne vient que parce que M. le ministre de la guerre, l'autre jour, en a proclamé « la nécessité ».

J'ajoute qu'elle ne viendra peut-être pas sans de longs discours, alors que j'exprime ici le vœu qu'elle aboutisse rapidement et sans débats prolongés.

Donc, messieurs, l'armée allemande va compter, sur le pied de paix, 705,000 hommes et vous savez que ce chiffre ne fondra pas, que grâce à un jeu d'une partie de ses réserves l'Allemagne remplace, nombre pour nombre, homme pour homme, tous ceux qui disparaissent pour une cause quelconque ; 705,000 est donc un chiffre désormais permanent et invariable : il ne pourra plus que croître.

Sans donc appeler un seul réserviste, l'Allemagne peut jeter sur nous, à toute heure, toutes ses forces actives de la frontière : de plus, grâce à la volonté unique qui peut donner l'impulsion à sa masse, un seul chef peut, quittant les environs de Metz à dix heures du soir, avec deux ou trois corps d'armée rassemblés sous prétexte de manœuvres sur le plateau de Gravelotte, apparaître devant les premiers ouvrages de Verdun le lendemain matin à l'aube.

Je parlais un jour de cette redoutable éventualité avec un de nos plus distingués collègues socialistes et il me disait : « Le socialisme allemand aujourd'hui est assez fort pour ne pas permettre ce geste. »

Je lui répondis : lorsque le socialiste allemand est dans le rang, il devient un soldat obéissant, car il est Allemand avant d'être socialiste et beaucoup parmi eux franchiront la frontière sans même s'en douter; lorsqu'ils seront en France, ils feront tous leur devoir.

M. Lenoir. Les socialistes français aussi.

M. Driant. « Quel est le but de l'Allemagne en procédant ainsi », dit le général Bernarhdi, l'un des écrivains militaires les plus écoutés chez eux, il ne nous le cache pas : « c'est d'accabler un de ses adversaires, avant que l'autre ait songé à intervenir. C'est dans une pareille manœuvre, ajoute-t-il, qu'est le salut de l'Allemagne. »

A cette Allemagne ramassée, prête à bondir et pour laquelle déclaration de guerre et invasion ne seront qu'un seul et même geste, qu'opposons-nous?

Les chiffres qui suivent, messieurs, sont empruntés à une étude parue tout récemment, dans le Correspondant. Elle est du général Maitrot.

Le général Maitrot a été chef d'état-major du 6e corps pendant dix ans, comme colonel et comme général de brigade; il est certainement l'un des hommes qui connaissent le mieux notre frontière de l'Est, notre concentration et notre couverture. C'est également une haute valeur perdue, messieurs, car il est parti avant l'heure, en pleine possession de ses facultés et sans avoir pu donner toute sa mesure.

Les chiffres qu'il donne dans cet article intitulé : « Où la loi de deux ans a conduit l'armée française » ont été pris aux meilleures sources; pour ne pas commettre d'erreur, il les a extraits du compte rendu sur le recrutement de l'armée, que tout le monde peut consulter. Voici les chiffres du recrutement de 1910, dont le compte rendu a paru en 1911.

Le contingent de 1909, appelé en 1910, comprenait 229.529 hommes du service armé. Je laisse de côté les 18.000 et quelques centaines d'hommes du service auxiliaire, ne m'occupant que du service armé.

J'y ajoute 5.000 hommes ajournés ou rappelés de l'année précédente, et j'arrive pour ce contingent au chiffre de 235.000 hommes; comme le contingent de l'année suivante fut à très peu de chose près égal, c'est, pour les deux contingents, un total de 470.000 hommes. Mais il y a lieu d'en déduire les 25.000 réformés de 1910 et 1911, catégorie que l'Allemagne ne connaît pas, parce qu'elle peut opérer, dans des contingents presque pléthoriques, une sélection des plus sérieuses et n'en prendre que la partie absolument saine; à ces 25.000, il

faut joindre les 7.000 malingres passés, pour faiblesse de constitution, aux services auxiliaires dans le cours des deux ans.

C'est donc 32.000 hommes qu'il faut retrancher, nous restons à 438.000. Nous devons réduire encore ce chiffre, et pour l'avenir surtout, des 20.000 hommes qu'il est indispensable de maintenir en Algérie et Tunisie, pour la sécurité de notre empire musulman, des 5.000 ou 10.000 hommes qu'il faudra maintenir au Maroc — car vous n'avez pas, j'espère, l'illusion de croire que ces éléments repasseront la mer.

Reste donc 410.000 hommes. Si j'y ajoute 70.000 engagés de trois, quatre ou cinq ans, et 25.000 officiers, c'est-à-dire 95.000 hommes, nous arrivons au chiffre total général de l'armée française : 505.000 hommes en présence des 705.000 que l'Allemagne va mettre en ligne. Voilà des chiffres indiscutables sur lesquels nous ne pouvons nous faire illusion ; ils accusent 200.000 hommes d'insuffisance chez nous.

Or cet effectif, à quelle date l'Allemagne prétend-elle l'avoir sous les armes ?

Le 1er octobre 1912; 1912 entendez bien, messieurs :

« Si nous voulons utilement fortifier notre armée, dit le général de Heringen, le ministre de la guerre allemand, les améliorations doivent se faire le plus vite possible ; la limite extrême est le 1er octobre 1912. Toutes les mesures proposées seront autant que possible exécutées pour cette date — et notez ici que beaucoup de ces mesures l'étaient déjà au moment où le ministre allemand parlait — nous n'ajournerons pour les années suivantes que les transformations dont le retard n'a pas de trop grands inconvénients ».

Messieurs, vous le voyez, la dépense est répartie sur trois années et pourtant c'est le 1er octobre 1912 que tout doit être prêt. Le délai de trois ans spécifié par la loi allemande semble donc un véritable trompe-l'œil.

Mais cette date du 1er octobre, c'est la date fatidique à laquelle nous n'avons plus qu'une classe sous les drapeaux, c'est la date à laquelle, jusqu'au 1er avril, ou tout au moins jusqu'au 1er février suivant, nous n'avons que des effectifs, j'allais dire dérisoires, mettons simplement inquiétants.

Il faut que le pays le sache. L'Allemagne le sait, messieurs, elle connaît nos effectifs à un homme près, et c'est pourquoi je crois que les Français doivent en savoir autant ; c'est pourquoi j'indique à cette tribune les effectifs que vous avez à opposer à l'Allemagne après le 1er octobre, afin de mieux faire sentir à notre nation le danger qu'elle court pendant cette période critique de trois mois qui suit le renvoi de la classe.

Examinons d'abord l'infanterie. Les compagnies de l'intérieur devraient, en temps normal, avoir 117 hommes. Elles ne les ont pas ; elles sont réduites à 95 et 100 hommes et, après le 1er octobre, elles tombent à 45 et 50 hommes.

Les compagnies de couverture ont en temps normal 150 hommes. Après le 1er octobre, elles en ont 75; mais, par un jeu d'appel de réservistes de 20 à 25 hommes, on les porte à 100 avec encadrement de 3 officiers et de 4 sergents seulement. En face d'elles, la compagnie allemande de couverture, à la même date, a 145 hommes — et je ne suis pas sûr de vous donner là un chiffre maximum. Or, messieurs, songez-y, l'encadrement d'un régiment allemand en gradés subalternes comporte 400 rengagés, alors que nous n'avons que 125 sous-officiers dont les trois quarts, soit 94 seulement, sont rengagés.

Je passe à la cavalerie. Là, je ne distingue pas les escadrons de l'intérieur de ceux de la couverture, parce que tous peuvent recevoir des rengagés au même titre.

Au 1er janvier dernier, l'effectif d'un escadron, favorisé en engagés — je l'ai choisi

tout exprès — était de 150 hommes. Ils se répartissaient ainsi :

8 commissionnés et rengagés.

20 engagés volontaires dans leur troisième année et

50 appelés dans leur deuxième année.

18 engagés n'ayant pas deux ans.

54 recrues.

Total...150

Il est visible que les trois premiers chiffres seuls constituent les cavaliers mobilisables, car parmi les 18 engagés, n'ayant pas deux ans, la moitié seulement a son instruction terminée et arrive à peine à compenser les indisponibles, malades, convalescents, que comporte tout effectif.

Au total, donc, 78 hommes qui, en ajoutant 9 sous-officiers, donnent un total de 87 cavaliers, chiffre qui, dans les régiments de l'intérieur, tombe à 75 ou 80.

En face de cet escadron réduit, l'escadron allemand, à la même date, grâce au service de trois ans que les Allemands ont conservé pour leur cavalerie, compte 135 sabres; 135 contre 75 à 80 !

Messieurs, j'ai tenu à entrer dans des détails particuliers au sujet de l'artillerie; et M. le ministre de la guerre, qui connaît certainement sa situation, n'en sera pas surpris, car elle est particulièrement inquiétante.

Si l'infanterie décide le gain d'une, bataille, c'est l'artillerie qui le prépare. Son rôle a grandi constamment avec ses effets; et d'ailleurs j'avoue n'avoir jamais bien compris pourquoi nous avons réduit chez nous la batterie à quatre pièces tandis qu'on la demandait à six à l'étranger.

Mais c'est au point de vue du personnel que je poursuis ma démonstration ; parce que l'artillerie est de beaucoup la plus mal partagée en canonniers et conducteurs, alors qu'en face d'elle l'artillerie allemande, avec le service de trois ans maintenu pour son artillerie, se présentera avec des effectifs complets.

La batterie montée de couverture est réduite, après le 1er octobre, à 65 ou 70 hommes.

Elle ne peut plus emmener que quatre canons au lieu de six. Sa puissance est donc réduite du tiers.

Mais c'est sur la batterie de l'intérieur que je vous demande la permission de m'appesantir. Et ici, j'ai besoin d'un peu d'indulgence de la part de la Chambre... (Parlez! parlez!)

M. Henry Chéron, rapporteur général de la commission du budget. C'est très intéressant.

M. Driant. Parce que les chiffres que j'apporte sont de petits chiffres bien modestes, des chiffres pour ainsi dire insignifiants. Mais laissez-moi évoquer à leur sujet une image qui me vient à l'esprit.

Dans la salle d'honneur d'un bataillon de chasseurs à pied, un officier a eu l'idée de mettre, dans un cadre, une simple épaulette verte ; et au dessous, il a écrit cette phrase : « Lorsque les petites choses en font faire de grandes, il faut les respecter, et l'épau- lette du chasseur est une de ces petites choses. »

Les chiffres que je vous apporte sont de petits chiffres; mais la conclusion que j'en tire est tout autre — et elle ne va pas tarder.

J'ai été chercher mon exemple dans une garnison du centre ; j'ai pris la situation d'une batterie montée de 75 à la date du 20 mai dernier ; cette batterie avait donc ses deux classes.

Or, que l'ordre de mobilisation arrive à cette batterie et voici les opérations qu'elle doit accomplir :

Le premier jour, avant midi, elle doit avoir évacué son casernement pour aller occuper un casernement de mobilisation à quatre kilomètres de là.

De cinq à six heures du matin, elle touche ses voitures. Il lui faut pour cela :

2 sous-officiers;

1 brigadier;

12 conducteurs avec leurs attelages.

Entre huit et dix heures, elle assuré les corvées de toutes sortes, touche le pain, les cantines, des caisses, les denrées de la commission des ordinaires, verser des effets aux

batteries de dépôt; et, pour cela, sont prévus :

5 sous-officiers;

16 servants;

3 conducteurs.

Il lui faut, en même temps, verser la literie, toucher la tenue de guerre, envoyer au dépôt les chevaux et les hommes incapables de faire campagne, soigner et faire manger 50 chevaux.

De quel personnel dispose-t-elle? Le 20 mai, je le répète, elle avait se deux classes et son effectif était le suivant

Sous-officiers (dont 1 détaché et 1 malade) 12

Brigadiers 7

Servants (dont 1 mobilisable et 1 convalescent) 22

Conducteurs (dont 4 ordonnances et 4 malades) 45

Au total 86

réduits, par les indisponibilités que je viens d'indiquer, à 74.

Or, dès le matin du premier jour, cette batterie doit passer à deux sections de munitions qu'elle doit former, avec les éléments suivants :

1 sous-officier;

1 brigadier;

5 servants;

4 conducteurs.

Elle fournit de plus des services de garde à la boulangerie, à la remonte, au cantonnement, et pour cela, il lui faut :

1 sous-officier ;

2 brigadiers ;

5 servants ;

4 conducteurs.

Ces chiffres défalqués, il lui reste :

10 sous-officiers;

2 brigadiers;

10 servants ;

29 conducteurs.

Comparez ces chiffres au nécessaire de la première heure, et vous constaterez qu'en temps normal la batterie peut à peine effectuer ces opérations. Mais après le 1er octobre, messieurs, elle ne le pourra plus du tout, cela lui est littéralement impossible. Après le 1er octobre, elle ne peut plus mobiliser, car après la libération, elle a :

12 sous-officiers;

6 brigadiers;

11 servants ;

25 conducteurs.

Seulement, après les prélèvement dont je parlais plus haut pour former deux sections de munitions et fournir des services, il ne lui reste plus que :

10 sous-officiers ;

2 brigadiers ;

1 servant;

13 conducteurs.. -

Total : 26, dont 10 sous-officiers

Mais, c'est un squelette de batterie, cela, messieurs, et j'ai constaté qu'une autre batterie à côté de celle-là n'avait plus que 20 hommes.

Mais avec cet effectif dérisoire elle ne peut même pas toucher ses voitures, opération prévue à la première heure.

Donc messieurs, cette batterie ne peut pas se mobiliser; il lui est impossible de faire dans le temps prévu les opérations du premier jour, non plus que celles du second jour et que la situation se complique pour elle de ce qu'elle est à quatre kilomètres de son casernement, si toutefois elle a pu gagner son cantonnement de mobilisation.

Par conséquent, impossibilité d'enlever la batterie sur voie ferrée à l'heure dite. Or, elle a un horaire de mobilisation, cette batterie! On lui prescrit, par exemple, de prendre le quatrième jour, à sept heures du matin, en telle gare, un train déterminé ; comme elle ne sera pas prête, elle ne le prendra pas.

Il ya 300 batteries en France dans le même cas; ce sont donc 300 trains qui ne partiront pas. C'est déjà dès le début de la guerre l'encombrement de nos voies ferrées, c'est déjà le désordre, car dans une mobilisation tout est solidaire, c'est une machine dont toutes les pièces se tiennent; si enrayage survient quelque part, il se répercutera sur l'ensemble du territoire. C'est ainsi que se sont annoncés nos désastres de 1870; c'est par le désordre dans nos gares de chemin de fer et le bouleversement de nos transports. (Très bien! très bien!)

M. Plissonnier. C'est très juste.

M.Driant. Je n'insiste pas sur cette situation. M. le Ministre de la guerre la connaît bien; il prendra les mesures voulues. Mais il était nécessaire que la Chambre et le pays la connussent.

Ici, messieurs, je prévois une objection. On me dira : la force de l'armée française est dans ses réserves ; et la force d'une armée en général est dans sa réserve.

Tel n'est pas l'avis du ministre de la guerre allemand, car il a dit dans le dernier débat qui a eu lieu au Reichstag :

« Les contingents de paix supporteront le premier choc nécessairement; il faut qu'ils soient efficacement organisés. Un corps d'armée ne saurait être constitué en présence de l'ennemi. Les corps dont on attend un effort maximum dans les batailles des premiers jours doivent posséder dès le temps de paix leur solide armature. Nous avons besoin d'une armée prêt à la lutte immédiate et qui soit en état à tous moments, sans qu'elle ait à compter avec les incorporations, de faire face à l'ennemi. »

Ce ministre, parlant au nom d'une armée qui se dipose à une ruée immédiate, ne peut pas parler autrement ; il ne peut pas attendre ses réserves ; les réserves rejoindront lorsque l'armée d'active aura donné le premier coup de bélier dans notre rempart insuffisant.

Ah! Messieurs, l'illusion du rôle capital des réserves, c'est celle des hommes qui veulent tout doucement nous conduire aux milices en augmentant peu à peu la proportion de ces réserves.

Avec le loi de 1872 et avec le service qu'elle comportait, l'armée française se mobilisait avec un tiers de réservistes; elle était puissante alors. Avec la loi de 1889 et le service de trois ans, elle se mobilisait encore avec la moitié des réservistes; c'était le maximum que l'on n'eût pas dû dépasser. Avec la loi de 1905 et le service de deux ans, la réserve forme les deux tiers de nos effectifs, et c'est trop, messieurs, c'est trop.

Si encore les officiers avaient quinze jours, huit jours même devant eux pour mettre ces réservistes au point, pour leur faire faire quelques marches, quelques tirs, pour leur faire reprendre le contact du rang, le mal serait facilement réparable, car nous savons tous avec quelle rapidité on fait un bon soldat avec un réserviste; mais jamais vous ne les aurez ces huit jours, l'Allemagne ne vous en donnera pas le temps. Les réservistes seront jetés tout de suite en pleine fournaise, et voilà ce qui m'inquiète par dessus tout. De plus, ces réservistes, messieurs, ce sont ceux à qui vous avez enlevé une année de service ; et vous ne vous êtes pas contentés de cela : par une surenchère électorale que vous regretterez amèrement dès que le danger vous apparaîtra mieux, vous avez amené ces réservistes, qui déjà n'avaient fait que deux années au lieu de trois, à ne plus accomplir que vingt-trois, puis dix-sept jours de périodes d'exercices au lieu de vingt-huit.

M. Jaurès nous disait dernièrement à la commission de l'armée — je regrette de ne pas le voir à son banc — ...

M. Betoulle. Il ne peut pas être présent à toute heure !

M. Driant. Mon regret tient simplement à ce que je le mets en cause sans qu'il puisse me répondre ; mais il n'aura pas de peine à le faire au moment de la discussion de la loi sur les cadres. Mon regret ne veut pas dire autre chose, M. Jaurès étant au contraire parmi les plus assidus de nos collègues. (Très bien! très bien!)

Au centre. Votre observation était du reste très courtoise !

M. Driant. M. Jaurès s'exprimait donc ainsi dans une séance de la commission de l'armée : « Le centre de gravité de l'armée est déplacé. » Et il en concluait que l'armée permanente pouvait encore être réduite et que la durée de son temps de service était encore susceptible d'être abaissée.

Il était logique avec lui-même, puisqu'il ne veut plus d'armée permanente et désire arriver au système des milices.

Permettez-moi de lui opposer la comparaison qui me vint à l'esprit, ce jour-là : Je considère que l'armée tout entière est une lance, dont le fer est constitué par l'armée active et la hampe par la réserve : c'est le fer, c'est l'armée active qui a la puissance de pénétration au cœur de l'ennemi.

Si vous affaiblissez, si vous diminuez l'armée active, alors vous avez l'homogénéité

dont parlait M. Berteaux quand il plaidait pour la loi de deux ans, mais c'est l'homogénéité dans la médiocrité, de même que quand vous avez supprimé le fer d'une lance, vous n'avez plus entre les mains qu'un bâton. (Très bien! très bien!)

Or ce fer de sa lance l'Allemagne vient de le renforcer, de le retremper, elle en a fait cette espèce de pilum qu'on lançait de loin et qui a donné pendant si longtemps la victoire aux légionnaires de Rome. 705.000 hommes de troupes actives constituent le fer de la lance et 505,000 hommes constituent le nôtre.

Je voudrais que ces deux chiffres fussent gravés partout et notamment sur les murs des écoles où certains instituteurs ont supprimé de leur programme l'histoire-bataille, c'est-à-dire les récits glorieux qui jadis déterminaient les vocations militaires, aujourd'hui raréfiées, c'est-à-dire les triomphes et les épreuves qui ont grandi ou qui ont trempé notre nation. (Très bien! très bien!)

M. Raffin-Dugens. Les instituteurs ont mieux à faire que d'enseigner des faits de guerre à nos enfants. Ils leur enseignent l'histoire de la civilisation; cela vaut mieux.

M. Joseph Patureau-Mirand. La France a été le principal agent de cette civilisation grâce à sa force, ne l'oublions pas.

M. Driant. Primo vivere, monsieur Raffin-Dugens. La civilisation ne progressera que si vous avez la sécurité. Si vous ne vous mettez pas en état de résister à un ennemi plus fort que vous, vous disparaîtrez, et votre civilisation avec vous ; c'est la loi de nature. (Applaudissements)

Messieurs, je vous demande, à vous qui avez la charge du salut de la patrie, à vous qui assistez à cet effort militaire colossal d'une population de 65 millions d'âmes qui veut sa place plus large au soleil, à vous, qui avez lu les paroles du général de Bernarhdi, à savoir que « 50.000 officiers attendent nuit et jour impatiemment l'offensive stratégique » dont je parlais tout à l'heure, je vous le demande: la France doit-elle, immobile, silencieuse, regarder forger l'instrument qui est manifestement dirigé contre son indépendance? Souscrirons-nous, par notre inertie, à un pareil aveu d'impuissance? N'y a-t-il pas d'autres facteurs que le nombre?

Monsieur le ministre, nous le savons bien, vous songez à ces choses et, j'en suis persuadé, à certaines heures, vous devez trouver le faix très lourd, parce que vous avez des renseignements que nous n'avons pas, des éléments d'appréciation qui ne viennent pas jusqu'à nous. Oui, à certaines heures, vous devez trouver votre responsabilité lourde et l'avenir menaçant.

Vous travaillez, vous améliorez et vous comblez certaines lacunes, vous bouchez certaines brèches, et, connaissant la puissance du moral, vous essayez en ce moment de l'exalter. Soyez persuadé que de tout cela l'armée et le pays vous sont profondément reconnaissants. (Applaudissements)

Ici, messieurs, ce n'est pas l'homme de parti qui parle, je vous assure, c'est le soldat. Je me dégage absolument de toutes mes préférences politiques pour vous dire, monsieur le ministre : « Si vous aviez été le ministre de la guerre de mon temps, je ne serais pas aujourd'hui à cette tribune, mais plus à mon aise à la tête d'un régiment, parce que trop souvent, dans cette Chambre, nous avons l'illusion de faire de l'action en n'alignant que des mots. » (Très bien! très bien! au centre et à droite)

Mais, monsieur le ministre, dans cette préparation, il y a d'abord des choses que vous ne pouvez pas dire, d'autres, ensuite, que vous ne pouvez pas faire. Vous ne pouvez pas augmenter le nombre de nos soldats, vous ne pouvez pas lutter contre l'Allemagne à coups d'effectifs. Cette année-ci, la France a perdu 34.000 hommes, excédent des morts sur les naissances, c'est-à-dire la population d'une ville.

Que faire dans ces conditions?

Il y aurait bien un moyen : Revenir au service de trois ans. Des chefs que j'estime et que j'aime profondément m'ont écrit : «Dites-le à la tribune; le service de trois ans seul peut remettre la France en état de reprendre sa place en Europe. »

Je ne proposerai pas le retour au service de trois ans parce que ce serait parler pour parler, parce que le pays, la Chambre ne comprendraient pas, parce que l'heure n'est pas encore venue. Par conséquent, ce n'est pas le remède que j'apporte.

Devant le redoutable problème qui se pose, je ne veux pas faire de dilettantisme.

Je pourrais, monsieur le ministre, vous demander ce que vous avez l'intention de faire vous-même, mais la conclusion de mon intervention serait trop facile et je vous demande la permission d'apporter ma pierre à votre labeur, d'apporter quelques pierres. Il vous appartiendra, à vous, chef de l'armée, de les mettre à leur place sur le rempart dont vous avez la garde. La première pensée qui vient, messieurs, c'est celle-ci : puisque nous n'avons pas autant d'hommes que l'Allemagne, armons plus puissamment ceux que nous avons. Je ne parle pas de l'armement de notre artillerie ; car, il faut le dire bien haut, nous avons toujours le premier canon du monde, et cette artillerie, monsieur le ministre, vous allez la compléter par l'obusier et le canon de cavalerie. Mais le fusil ? Notre fusil a déjà un âge respectable : il a vingt-six ans ; et c'est beaucoup pour un armement d'infanterie. Depuis le fusil Chassepot de 1866, nous avons eu le fusil Gras de 1874, huit ans après, puis le fusil de 1886, douze ans après. Un armement ne dure en moyenne que dix ans, et en voilà un qui en a vingt-six. Il est très bon... M. Raffin-Dugens. Il est encore bon contre les ouvriers dans les grèves. (Protestations au centre et à droite) M. Driant. ... et vous pensez bien que je ne suis pas monté à la tribune pour le dénigrer. Mais je voudrais qu'on donne à l'armée française un fusil supérieur à tous les fusils européens, et non pas qu'on le mette à égalité avec ses voisins. La balle D, la balle en cuivre, que vous connaissez, a rendu à notre fusil une grande partie de la valeur qu'il avait perdue à un certain moment. Dans une récente séance de la commission de l'armée, M. Messimy nous disait : « Nous avons 1.500.000 fusils neufs, sur trois .1 millions, et le reste est encore en excellent état; par conséquent si nous tenons à être à égalité avec nos voisins, nous n'avons qu'à le conserver ». Moi, je dis : « Donnez les 1.503.000 fusils neufs à l'armée territoriale, et constituez pour l'armée active un autre armement. » On m'objectera tout de suite que ce serait alors la dualité d'armement. Je réponds qu'évidemment si l'on pouvait donner le même fusil à toute l'armée, comme cela existe aujourd'hui, ce serait l'idéal. Mais cette dualité d'armement n'est un mal qu'en apparence ; le rôle de l'armée territoriale et celui de l'armée active sont tellement différents, surtout dans les premières rencontres que le mélange des munitions n'est pas à craindre. Je vous dis : donnez à l'armée active le fusil automatique de 6 millimètres 8, qui a subi l'épreuve du tir à outrance de 3.000 coups. Ce fusil peut être mis en fabrication sans qu'il soit nécessaire de se livrer à des études nouvelles. Avec cette nouvelle arme, messieurs, nous aurions le chargeur à 5 ou 6 cartouches au lieu du magasin. Le magasin, vous le savez, c'est la partie défectueuse de notre arme. Avec le fusil automatique le soldat français tirera 30 coups à la minute au lieu de 12. Avec le fusil à petit calibre chaque tireur disposera d'un tiers de cartouches en plus : la cartouche pèse, en effet, de 20 à 22 grammes, alors que la cartouche du fusil en service pèse 32 grammes. Les 300 cartouches de l'approvisionnement actuel seront augmentées de 150, chaque homme en portera avec lui 180 au lieu de 120 sans que leur poids en soit augmenté. M. Compère-Morel. Combien coûtera cette transformation? A l'extrême gauche. Un milliard ! M. Driant. Je vais y arriver. M. Bouveri. Et vous continuerez à protester contre l'augmentation des dépenses ! M. Driant. Avec le fusil automatique, la vitesse initiale sera, de 250 mètres à la seconde, supérieure à celle du fusil allemand, et elle atteindra 1.000 mètres de vitesse initiale. Tout cela constitue une supériorité certaine, absolue, irrésistible dans la première rencontre, et tout est là puisque l'adversaire voudra en finir vite avec nous. (Très bien! très bien!) Laissez-moi vous rappeler, je vous en prie, un événement qui n'est pas encore bien éloigné de nous, l'affaire Schnaebelé qui nous a mis à deux doigts de la guerre. J'étais à cette époque auprès du ministre de la guerre d'alors et, à certains indices inquiétants qui avaient précédé cette pro- vocation de M. de Bismarck il avait jugé que l'armement de l'armée française pouvait être amélioré de, manière à lui donner dans les premières rencontres une supériorité marquée : il avait donc fait mettre en fabrication, et je crois même qu'il le fit avant le vote des fonds par la Chambre et en prenant l'avis de la commission du budget, 40.000 fusils Lebel. C'était une arme splendide pour l'époque et lorsque éclata l'affaire elle-même, ces 40.000 fusils, qui avaient été mis entre les mains de tous les bataillons de chasseurs des Vosges et de certains régiments du 6e corps, ont certainement joué leur rôle dans le recul de l'Allemagne à cette époque.

Si nous étions dans la même situation avec le fusil automatique, si 50.000 ou 100.000 soldats français de la frontière étaient dotés de cette arme redoutable, ils auraient en eux-mêmes une confiance invincible, et peut-être une considération comme celle-là serait-elle de nature à faire réfléchir l'Allemagne. Vous m'objecterez la dépense. Je vous réponds d'abord que l'Allemagne vient de jeter sans compter 1 milliard dans le plateau de la guerre et 150 millions de dépenses annuelles ; quand il s'agit d'existence, on n'a pas le droit de compter : le coût de notre armement nouveau n'atteindrait pas pareil chiffre ; il serait de 500 à 600 millions. M. Messimy. 800 millions, avec les mitrailleuses. M. Driant. Je ne conteste pas que le fusil automatique ne soit plus cher que le fusil actuel; il coûtera 80 à 90 fr. au lieu de 60. Mais j'en reviens à ce que je proposais tout à l'heure : ne le donnez pas à toute l'armée active ; n'en munissez que nos trois corps de couverture, les 6e, 7e et 20e corps. Voilà des troupes admirables, qui sont les sentinelles de notre frontière, qui sont très fières de leur mission de sacrifice ; donnez-leur un armement supérieur, elles seront plus fières encore. Le fusil automatique est plus délicat, me direz vous encore. Les troupes qui en seront munies sont des troupes d'élite : elles accroîtront leur instruction en conséquence. En 1846, on a donné à nos chasseurs de Vincennes une carabine particulière, la carabine à tige ; en 1854, on a donné à la garde impériale les premiers fusils rayés. On n'a pas parlé alors de l'inconvénient de la dualité d'armement. On me dira encore : l'Allemagne vous suivra. Toutes les puissances, m'a-t-on déjà fait remarquer, ont mis au point dans leurs écoles de tir un fusil automatique, mais elles n'osent pas se lancer dans la dépense de fabrication: elles attendent qu'une armée commence et elles suivront aussitôt. Je réponds : c'est peut-être vrai pour les autres puissances ; pour l'Allemagne il n'en peut être ainsi, précisément parce qu'elle vient de faire ce sacrifice formidable de 1 milliard ; elle ne vous suivra pas dans la réfection d'armement ; elle ne le pourra pas, et nous garderons une avance qui suffira à nous préserver des risques de guerre jusqu'à ce que d'autres mesures de sécurité aient été prises. (Très bien ! très bien!) Je passe aux troupes de couverture, car leur renforcement est le deuxième moyen que j'ai l'honneur de proposer à la Chambre, pour répondre à la loi militaire allemande. C'est surtout à nos troupes de couverture que la loi de deux ans a été funeste. Je n'insiste pas sur cette loi, je préfère en chercher le remède. Vous devez avoir sur la frontière de l'Est une troupe toujours prête à partir en une heure; et pour réaliser cette indlspensable condition, vous avez recours à des appels échelonnés de réservistes, notamment à l'époque où une classe vous manque. Ces appels échelonnés sont insuffisants. Ils sont, disais-je tout à l'heure, de 20 à 25 hommes par compagnie et portent les effectifs à 100 hommes à peine après le 1er octobre. Pourquoi n'appelez-vous pas à cette époque critique ? Parce que vous n'avez pas assez de casernements. Or je ne vous demande pas d'augmenter vos casernements dans l'Est; il y en a assez, certes ! mais ils sont insuffisants parce qu'à côté des 300 réservistes convoqués, vous avez simultanément, par régiment, 850 recrues. Ces recrues sont inutilisables jusqu'en février, et elles sont à deux pas de la frontière, encombrant vos casernes. Qu'en ferez-vous si la guerre éclate au mois de novembre ? J'ai entendu dire par des officiers de Nancy : « En un mois on peut former un soldat français; nous les remmènerions et la bataille achèverait leur formation. » Noble confiance, messieurs, mais j'ajoute : confiance imprudente et inadmissible. La guerre moderne ne permet pas ces audaces ; nous ne sommes plus à l'heure de Valmy où il suffisait à des volontaires enthousiastes de mettre leurs chapeaux au bout de leurs baïonnettes pour impressionner l'armée prussienne et arrêter subitement les vieux soldats de Brunswick. Un bataillon-d'infanterie qui, aujourd'hui se livrerait à une manifestation de ce genre serait fauché à quatre kilomètres en moins de quatre minutes par une batterie de 75, tirant par rafale. Nous ne devons amener à l'ennemi le premier jour que des soldats confirmés. Par conséquent, pour n'avoir pas à faire refluer en arrière ces recrues inutilisables d'octobre à février, encombrant vos trains et vos routes, créant du désordre dans la zone d'opérations, gardez-les hors de portée de l'ennemi pendant ces quatre mois. Réunissez-les dans des camps de l'intérieur ; faites les instruire là par des cadres envoyés par leurs régiments d'affectation, cadres qui les ramèneront dans leur régiment leur instruction terminée. M. Adrien Lannes de Montebello. Très bien! M. Driant. Pendant ce temps, Par des appels échelonnés et importants des réservistes de la région, c'est-à-dire excellents, à une époque où c'est un peu la morte saison pour l'agriculture notamment, vous tiendrez votre couverture à l'effectif nécessaire. Voilà, messieurs, la solution que je me permets d'indiquer après le général Maitrot à cette importante question ; mais la nécessité demeure : il vous faut avoir là-bas un corps d'armée de deux divisions d'infanterie, d'une division de cavalerie, avec tous ses services, sur le pied de guerre, toujours prêt à partir dans le minimum de temps. Nous ne l'avons pas, parce que la mobilisation de notre couverture se fait en deux périodes. J'y insiste, messieurs, il faut, pour un corps, supprimer l'appel des réservistes, ils n'arriveront pas. Enfin, vous devez constituer fortement la garnison de nos places de première ligne. Si j'osais introduire là, monsieur le ministre, une question qui viendra prochainement en discussion je crois - celle du démantèlement de Lille - je vous dirais : ne démantelez pas Lille. Il y a entre Dunkerque et Maubeuge, un trou, un espace vide de 130 kilomètres. Lille a été le boulevard du Nord, il peut le redevenir. L'aile droite de l'armée allemande peut arriver par là et ne trouvera plus d'obstacle. Cette question sera discutée plus amplement lorsque le projet viendra en délibération.

Je me borne à vous dire aujourd'hui : quand il s'agit de construire, c'est-à-dire de dépenser, il faut réfléchir longuement; quand il s'agit dedémolir, c'est-à-dire de jeter par la fenêtre 100 millions dépensés depuis la guerre — car Lille n'est pas une place de Vauban — il faut réfléchir plus longuement encore. Messieurs, je n'ai fait qu'effleurer la question que je m'étais posée : « Quelle réponse faire à la loi allemande?» Je ne veux pas prolonger ces observations. Il y a tout un côté de cette question - et c'est peut-être le plus important - que je ne puis pas entamer, car cet exposé me mènerait trop loin. A côté de l'accroissement de notre force matérielle, à côté du renforcement de notre couverture, à côté du perfectionnement de notre armement, il y aurait bien des choses à dire sur l'exaltation des qualités guerrières qui sont, en somme, le meilleur de notre part et la véritable supériorité de notre race.

La guerre, c'est un conflit de forces morales servies par des forces matérielles. (Très bien! très bien!) Et Dragomiroff, qui fut un grand éducateur disait il y a quelques années : « Quoi qu'on puisse inventer, la guerre, en dernière instance, c'est toujours l'homme face à face avec l'homme, c'est toujours l'homme, avec ses grandeurs et ses faibleses morales. » La force morale, messieurs, elle remonte d'ailleurs, partout à cette heure, dans notre pays. Aidons à sa résurrection. mais rien ne peut l'exalter plus, monsieur le ministre, que la pensée que vous agissez et que vous avez fait vôtre une devise qui est à la base de la doctrine napoléonienne, une devise qui figure en tête de notre règlement de cavalerie : « De toutes les fautes qu'on peut commettre à la guerre, il n'y en a q'une d'infamante, c'est l'inertie. » Cette devise, elle peut s'appliquer aussi à la préparation à la guerre : devant le geste significatif de la loi allemande, le recours aux rêveries du Pacifisme et de l'humanitarisme devient puéril. Ce sont des chansons de torpeur, des berceuses qui ne sont plus de saison. (interruptions à l'extrême gauche) M. Raffin-Dugens. Allons donc! M. Paul Aubriot. Nous n'y renonçons pas. M. Raffin-Dugens. Nous n'y renonçons pas et nos frères, les socialistes allemands, non plus (rires ironiques au centre et à droite) Ils l'ont montré, d'ailleurs. Vous avez dit que l'augmentation de l'armée allemande avait Passé devant le Reichstag sans protestation. C'est une erreur, nos amis ont fait tout leur devoir.

M. Albert Seydoux. Ils ont protesté, mais l'augmentation a été votée tout de même. M. Compère-Morel. Ils ont protesté et ils n'ont pas voté. M. Driant. Ils Marcheraient tout de même contre vous. M. Compère-Morel. Ils ne marcheraient pas. M. Ducarouge. Vous savez bien qu'ils ne marcheraient pas. Vous avez lu dans les journaux leurs déclarations. M. Driant. Mon cher collègue, Bebel, le chef du socialisme allemand, a dit qu'en temps de guerre, les socialistes marcheraient comme un seul homme. M. Compère-Morel. Notre camarade Bebel a tenu le langage que tiennent les socialistes du monde entier. Il a dit ce que nous disons nous-mêmes, qu'au cas où une nation étrangère tenterait de briser notre indépendance nationale et de porter atteinte aux libertés conquises par nos ancêtres au prix de tant de souffrances et d'héroïsme, notre devoir de Français et de socialistes serait de prendre les armes, de résister, de nous défendre. Mais, il a dit aussi, et nous le disons encore avec lui, qu'en aucun cas et sous aucun prétexte, nous ne devons accepter de participer à une guerre de conquête et de porter la mort au delà de nos frontières. (Applaudissements à l'extrême gauche — Mouvements divers au centre et à droite) M. Driant. Croyez-vous que la France cherche une guerre offensive, j'entends par là une guerre où elle attaquerait la première, où elle déclarerait la guerre la première ? M. Compère-Morel. Mais tous les jours on voit les guerres coloniales qui sont des guerres offensives. M. Raffin-Dugens. Qu'est-ce que nous sommes allés faire au Maroc? M. Driant. Alors, ne marchez pas pour le Maroc, mais marchez pour la guerre contre l'Allemagne. (Réclamations à l'extrême gauche) D'ailleurs, je ne vous fais pas cette injure, vous, monsieur Raffin-Dugens, de croire que vous ne marcheriez pas ; vous seriez, j'en suis sûr, parmi les meilleurs. M. Raffin-Dugens. Nous le répétons, un socialiste allemand qui veut la paix est plus près de nous, est plus notre frère qu'un capitaliste français qui pousse à la guerre. (Applaudissements à l'extrême gauche — Protestations au centre et à droite) M. Driant. Laissez-moi vous dire, mon cher collègue, que vous regretterez certainement vos paroles quand vous y aurez réfléchi. M. Raffin-Dugens. Je suis prêt à répéter ce que j'ai dit et nous le répéterons encore et partout. M. Driant. Lorsque j'entendais M. Paul-Meunier nous parler de la conférence de la Haye et de tout ce qui pouvait en sortir. M. Raffin-Dugens. Votre discours est une réponse au sien. M. Driant. Il me faisait l'effet d'un voyageur traversant une forêt remplie de brigands et jouant un air de flûte pour se donner du courage. Nous n'en sommes plus là. Le geste d'Agadir a changé bien des choses. M. Compère-Morel. Nos amis d'Allemagne ont protesté. M. Driant. Quant à moi, je m'applaudis que ce geste ait été fait, car il a été le coup de tocsin réveillant le sentiment national. M. Raffin-Dugens. Le sentiment chauvin ! M. Compère-Morel. Et nos amis ont fait entendre leur protestation socialiste. M. Driant. La France l'a entendu ce tocsin, si vous ne l'entendez pas, et le salut viendra précisément de ce qu'elle l'a entendu à temps. Aujourd'hui, soyez-en bien convaincus, et que certains en prennent leur parti, ce n'est pas du côté de la conférence de la Haye qu'elle tourne ses regards, c'est vers son armée. (Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs) M. le président. La parole est à M. Joseph Reinach. M. Joseph Reinach. Messieurs, les très intéressantes observations de M. le commandant Driant, facilitent singulièrement la tâche que je m'étais proposée. Notre collègue vous a exposé les faits, il vous a apporté des chiffres qui ne sauraient être contestés.

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