Dès le début de la Grande Guerre, le commandant DRIANT, député de Nancy et commandant d'un groupement de deux bataillons de Chasseurs, enthousiasmé par certains actes d'héroïsme, eut l'idée de la création d'une médaille pour en récompenser les auteurs.
Etant sur le front, il chargea son ami Maurice BARRES d'en saisir, en son nom, la Commission de l'Armée.
C'est ainsi qu'une proposition de loi, signée par Georges BONNEFOUS et 66 de ses collègues parlementaires, fut déposée le 23 décembre 1914 sur le bureau de la Chambre. Il n'était toujours question que d'une "Médaille dite de la Valeur Militaire".
Mais, le 15 janvier 1915, le commandant DRIANT en préparant, dans son gourbi, son rapport au nom de la Commission de l'Armée, eut soudain l'inspiration de biffer ces mots et de les remplacer par "CROIX DE GUERRE", baptisant ainsi la nouvelle décoration. Il obtint très vite, pour ce nouveau nom, l'accord de principe du Grand Chancelier de la Légion d'Honneur.
Un permission lui permit de présenter lui-même son rapport à la Chambre, le 28 janvier 1915. Le 4 février, Georges BONNEFOUS soumit alors à la Chambre la proposition de loi, mais c'est le commandant DRIANT qui en fut le rapporteur au nom de la Commission de l'Armée, adressant le discours suivant à ses collègues :
"Messieurs,
Six mois de guerre, d'une guerre à laquelle nulle autre ne peut être comparée, nous ont amené à constater que les citations individuelles à l'ordre des Armées, des Corps d'armée et des Divisions, dont vous parcourez les listes sans cesse renaissantes, sont maintenant en grande partie concédées à des combattants tués ou grièvement blessés en accomplissant l'acte de courage que commémore la mention officielle.
Et il en est ainsi, nous pouvons le dire simplement, mais avec fierté, parce que les traits d'héroïsme qui jaillissent à toute heure sur l'immense front, sont trop nombreux pour qu'on puisse les récompenser tous par une citation.
La floraison des sacrifices s'est épanouie dans notre patrie dès le premier jour avec une telle intensité, que les Chefs, pour ne pas risquer de diminuer la valeur de ce tableau d'honneur quotidien par le trop grand nombre des admis, ont dû en réserver la plus large part à ceux qui en avaient déjà payé de leur vie le droit d'y figurer.
Ainsi seulement pouvait-on laisser aux familles, où des vides se creusent, la trace glorieuse de leurs disparus.
Mais de cette trace fugitive qu'est la citation, que reste-t-il pour l'avenir à ceux et à celles que peut seule consoler dans la nuit de leur deuil, une vision d'héroïsme?
Quelques lignes noyées dans les colonnes d'un journal!...
De sorte que la création d'un insigne accompagnant la citation se justifierait déjà par l'ardente sympathie qui incline la nation vers les familles de ses morts et qui voudrait leur rendre moins douloureux le fardeau de leurs regrets.
Songez, Messieurs, qu'au dernier jour de la lutte, il n'y aura pas de familles en France qui n'ait donné l'un des siens, que beaucoup d'entre elles n'auront même pas la consolation d'aller fleurir un tertre perdu sur l'immense étendue du champ de bataille et que cette croix, née au plus fort de la gigantesque mêlée, sera le seul témoignage visible rayonnant sur des milliers de foyers en deuil!
Messieurs, permettez-nous, pour justifier à vos yeux l'insuffisance d'un texte, d'extraire d'un ordre de l'armée des Vosges un motif de citation tout récent; à l'heure où nous sommes il ne sera pas déplacé dans un rapport comme celui-ci et l'illuminera mieux que tout autre argument.
Dans la nuit du 24 au 25 décembre 1914, à la Tête-de-Faux, le clairon réserviste Mallier, Louis, du 30e Bataillon de Chasseurs, atteint, dès le début de l'action, d'une grave blessure qui l'empêche de se mouvoir, reste couché entre l'ennemi et nos réseaux de fil de fer, à quelques mètres de ses camarades qui ne peuvent aller à son secours. Il ne cesse de les encourager à tenir bon. Spontanément, comme l'effort de l'ennemi redouble, il entonne la Marseillaise. Puis :
- Tirez, mais tirez donc, crie-t-il à ses camarades.
- Mais on va te toucher!
- Ca ne fait rien... tirez... Vive la France!
La rafale française part de la tranchée, puis les camardes demandent :
- Tu es toujours là?
- Oui, je viens de recevoir une de vos balles dans la jambe, mais je n'y suis pas encore pour cette fois... Les voilà qui reviennent... Ils sont tout près de moi... Allez-y! Tirez... Vive la France!
Le chasseur Mallier est mort au point du jour, à la même place...
Tel est, Messieurs, aussi sobre qu'il pouvait l'être, le compte-rendu transmis à l'Armée par le Commandant du Groupe de Chasseurs auquel appartenait ce brave. Que sera devenu ce récit, lorsqu'il sera transformé en citation sur le Bulletin des Armées?
Un résumé sans couleur, un tableau en raccourci semblable à tant d'autres. Son insertion à l'Officiel sera-t-elle une récompense suffisante de ce trait digne de l'antique?
Nous ne l'avons pas pensé et nous vous demandons de déposer sur la tombe du clairon Mallier la Croix que vous allez créer.
Voilà pour nos morts glorieux. Mais pour ceux qui se battent, pour ceux qui se pressent, à cette heure, sur la ligne de feu, quel attrait magique aura la citation, lorsqu'elle sera étayée sur un signe extérieur et permanent.
Quelle admirable source d'émulation!
Faut-il redire ici que le Français, peu sensible aux récompenses pécuniaires quand il s'agit de courage, a toujours été fier d'être distingué comme courageux par un signe extérieur?
Or, la Croix de la Légion d'Honneur, la Médaille Militaire, ces admirables attributs de la valeur guerrière, ne peuvent être accordés, on le conçoit, qu'à un très petit nombre de combattants. Quant à la médaille commémorative de la guerre de 1914-15, elle sera donnée à tous. Et qu'il nous soit permis, en passant, d'énoncer le voeu que cette médaille soit commune à toutes les armées alliées, créant ainsi entre les nations, qui ont combattu pour le droit, un lien indestructible.
Il nous manque donc, Messieurs, un insigne du Courage militaire. Et il manque vraiment à la France, puisque la plupart des armées étrangères le possèdent. La Russie a la Croix de Saint-Georges; l'Angleterre, la Croix de Victoria; l'Italie, la médaille de la Valeur militaire; l'Espagne, la Croix du Mérite militaire, etc.
Cet insigne, Messieurs, votre Commission de l'Armée vous demande de le concevoir sous la forme d'une croix de bronze, la même pour tous, quel que soit le grade, quel que soit l'acte accompli.
Elle vous demande de le créer de suite, parce que c'est à l'heure des héroïsmes qu'il faut pouvoir en orner la poitrine des héros et aussi, parce que c'est un moyen singulièrement puissant de semer la bravoure.
Afin d'abréger les études qui en retarderaient l'apparition, votre rapporteur a consulté le Gardien de nos insignes nationaux, le Grand Chancelier de la Légion d'Honneur. C'est après entente avec M. le Général Florentin que votre Commission de l'Armée vous propose de créer un ordre récompensant la valeur militaire, mais en lui donnant un nom bref qui sonne fièrement et qui, à lui seul, exclut la faveur et l'ancienneté.
Appelons cette nouvelle décoration la CROIX DE GUERRE.
Ce sera une Croix en bronze clair, à quatre branches, surmontée d'une couronne de lauriers et suspendue à un ruban vert uni, le vert de la médaille de 1870-71, débarrassé des rayures noires qui symbolisaient le deuil de l'autre siècle. Sur ce ruban des agrafes de bronze s'étageront pour ceux qui auront été l'objet de plusieurs citations et la troisième créera le droit à la Légion d'Honneur.
Veuillez croire, Messieurs, qu'en réalisant cette pensée et en la réalisant sans retard, vous aurez accru la force morale de l'armée, contribué à la victoire désormais certaine, réuni enfin chefs et soldats dans une émulation féconde et grandiose.
Nous avons donc l'honneur de vous proposer l'adoption du texte suivant :
PROPOSITION DE LOI
- Article unique -
Il est créé une Croix, dite Croix de Guerre, destinée à commémorer les citations individuelles des officiers, sous-officiers, caporaux et soldats des armées de terre et de mer, à l'ordre de l'Armée, des Corps d'armée ou des Divisions."
De nombreux applaudissements parsemèrent ce long discours.
L'original du rapport, rédigé sur le front, d'un seul jet presque sans rature, le 18 janvier 1915, par le Commandant DRIANT, a été donné en mars 1930 par la Colonelle DRIANT à la Ville de VERDUN, sur sa demande et pour son Musée.
La Chambre ne put résister aux arguments de ce Rapport et vota, dans sa séance du 4 février, le texte de loi portant création de la Croix de Guerre. Le projet BONNEFOUS ne prévoyait que les citations à l'ordre de l'Armée, du Corps d'armée ou de la Division. Une addition présentée par Jacques-Louis DUMESNIL et DE KERGUEZEC et demandant que l'on étendit les citations à l'ordre des Brigades et des Régiments fut également votée. Jacques-Louis DUMESNIL, en défendant son amendement disait : "En même temps cette décoration prendra un caractère familial, si je puis dire: c'est le Colonel, père de la grande famille qu'est le Régiment, qui pourra, en même temps que la citation, donner automatiquement, par la force des choses, la Croix de Guerre à ses enfants, officiers et soldats".
C'est sous cette forme élargie que le projet passa au Sénat, non sans débats, et fut voté le 16 mars 1915. La Croix de Guerre était créée.
Le modèle de la Croix et son ruban évoluèrent aussi, pour arriver au modèle que nous connaissons.
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