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  • Photo du rédacteurDRIANT Emile

Conférence sur le Drapeau aux Chasseurs du 1e BCP (déc. 1900)



8 décembre 1900


Chasseurs,


Aujourd’hui dans tout le 20e Corps d’armée, le Drapeau a été montré pour la première fois aux jeunes soldats qui viennent de rejoindre les Régiments pour payer à leur tour à la Patrie l’impôt le plus sacré de tous, l’impôt du sang.

A son approche, lorsqu’il passe escorté comme un souverain, les rangs se sont immobilisés, les anciens ont présenté les armes, les clairons ont sonné au Drapeau et le Colonel, après l’avoir salué, l’a présenté à ceux qui ne l’avaient jamais vu.


Cette fête du Drapeau, jeunes Chasseurs, vous l’avez mais sans le Drapeau, puisque nos 30 bataillons de Chasseurs n’en ont qu’un seul et qu’il est confié à la garde du Bataillon de Vincennes ; mais j’espère bien qu’aux prochaines manœuvres le 26e Bataillon qui le garde marchera avec nous, qu’il nous sera confié quelques heures comme en 1899 et en attendant qu’il nous soit donné de le saluer tous. Je veux vous dire ce qu’est le Drapeau, ce qu’il représente, et quels devoirs vous avez contractés envers lui en entrant dans l’armée.


Le Drapeau, Chasseurs, c’est le symbole, l’image même de la Patrie.

Et me voilà tout d’abord amené à vous parler de la Patrie, ce mot magique qui a galvanisé des générations et qui est la source des plus beaux dévouements.

Manuscrit de la conférence par le cdt Driant

La Patrie pour l’homme le plus inculte c’est le sol qui l’a vu naître, la maison où se sont écoulées ses premières années, la terre où repose ses parents et où il reposera à son tour.

Mais ce n’est là qu’une acceptation assez étroite de la Patrie. Car de tous ces villages, de tous ces champs fertilisés par vos ancêtres, s’est formé, depuis plusieurs centaines d’années, depuis que Jeanne d’Arc jeta les Anglais hors de son territoire, un grand pays où tous parlent la même langue, qu’on doit aimer autant et plus que sa famille, pour lequel on doit donner sa vie si l’étranger y porte la main : c’est la France, c’est la Patrie.


Il en est parmi vous qui ont entendu dire autour d’eux avant d’entrer dans l’armée : il ne faut plus de Patrie et ceux qui parlaient ainsi avaient à la bouche des phrases qui sonnaient bien, auxquelles un cœur généreux peut se laisser prendre : « que les peuples soient frères, plus de barrières, remplaçons l’amour de la Patrie par l’amour de l’humanité ».

Et séduits par ces paroles belles mais creuses, par ces prophéties tentantes mais irréalisables, des Français dont quelques uns sont sincères mais crédules, dont la plupart sont exploiteurs d’esprits faibles, vous répétant : c’est cela, plus de frontière, vive la fraternité universelle.


Hélas mes pauvres amis, quel beau rêve, mais quel rêve ; jamais il ne se réalisera. Evidemment la richesse publique croitrait mais, du jour où il y a eu sur la terre des hommes de couleurs différentes, des blancs, des jaunes et des noirs, ils se sont battus et parmi les blancs, du jour où ont surgi des races, des mœurs, des langages différents on s’y est encore battus. Et on continuera à se battre tant qu’il y aura des races distinctes et il y en aura toujours. Car nul progrès, nulles civilisations ne feront que l’allemand lourd, pratique, méthodique, que l’anglais rapace, hypocrite, hautain, que l’italien fourbe, obséquieux et sobre, ressemble au Français frivole, inconstant, généreux et sentimental ; des peuples se sont imposés à d’autres par leur courage, leur adresse, leur force, il en est qui ont dominé, d’autres qui ont sombré, et il en sera toujours ainsi. Et plus que jamais ce que nous voyons, ce que nous savons de l’état de l’Europe nous prouve que les faibles sont toujours dévorés par les forts et que le bon droit, la justice, l’amour de l’indépendance, tout cela ne préserve pas une nation de l’esclavage ou de la soumission si elle n’est pas en état de résister par les armes à un voisin plus fort.


Que la guerre éclate demain, Chasseurs, et les Allemands qui parlent plus haut que nous encore de fraternité, monteront contre la France comme un seul homme ; eux aussi parlent de leur amour de l’humanité, mais à condition de nous englober, de nous faire accepter leur domination, leur langue, leurs produits ; ils appellent frères les alsaciens qu’ils ont séparés de nous et ils appelleraient de même frères les Champenois, les Francs-comtois et les Bourguignons dont ils convoitent le pays avec ce qui reste de Lorraine française. Cet amour là c’est l’amour de l’ogre pour la chair fraîche.


Vous avez peut-être vu, vous avez sans doute entendu parler de cette carte qui avait imprimée en Allemagne et en Italie il y a quelques années et qui vient d’être rééditée en Angleterre. Sur cette carte d’Europe, il n’y a plus de France ; tous ses voisins en ont pris un morceau : les Italiens ont pris la Provence où ils n’ont jamais mis le pied, l’Allemagne a pris tout l’Est jusqu’à Troyes et Reims, la Belgique elle-même, à la solde de l’Angleterre, a pris le département du Nord, il n’est pas jusqu’à la suisse qui n’ait pris un fort sur l’océan pour y installer son amiral. Quant à l’Angleterre elle a pris tout le reste y compris Paris, ayant suivant son habitude plus d’appétit que les autres.


Voilà donc le sort qui nous menace à l’heure où l’on vous parle de fraternité universelle. N’y croyez donc pas. Pendant longtemps encore la guerre sera le recours des peuples opprimés ou insultés, des peuples qui veulent être libres et vous avez sous les yeux depuis plus d’un an le plus bel exemple de ce que peut l’énergie d’un peuple qui ne voulant pas être asservi a recours à la guerre. Les boers n’étaient que 300 000 contre une nation de 50 millions d’habitants : leur armée était de 30 000 hommes au plus. L’Angleterre, le pays le plus riche et le plus dénué de scrupules qui soit, a envoyé contre eux 250 000 hommes. Ces paysans ont tué, blessé, pris plus de 40 000 anglais et n’en ont pas fini ; ils luttent encore après 15 mois de combats et luttent si vaillamment que nul ne sait comment finira cette guerre héroïque et barbare, héroïque pour ceux qui défendent leurs foyers, barbares pour ceux qui emploient contre eux des procédés sauvages.

Et voilà qu’est venu dans notre France, l’homme, le grand homme qui représente à lui seul cet effort sublime. Le Président Kruger, pendant que ses enfants combattent encore là-bas, vient crier à l’Europe, qui laisse faire lâchement, que jamais il ne se rendra. Et l’âme française s’émeut devant un vieillard qui ne veut pas abaisser devant un ennemi dix fois supérieur le Drapeau de son pays. L’écho de toutes les acclamations qui l’ont accueilli sur notre sol a dû parvenir jusqu’à vous et vous montrer qu’en dépit de toutes les théories des sans-patrie, le peuple de France aimait, admirait ceux qui savent se sacrifier à leur patrie.

(Et voilà qu’un homme, le chef de ces vaillants, combattants là-bas un contre dix, est venu dans cette Europe demander justice contre l’oppression, et l’âme française s’est émue devant ce vieillard qui ne veut pas abaisser le Drapeau de son pays. Il a reçu un accueil triomphal. Et je n’ai jamais éprouvé d’admiration plus grande qu’au moment où samedi dernier j’ai pu pénétrer dans son wagon et lui serrer la main. J’aurais voulu pouvoir lui dire, lui faire comprendre que cette étreinte que je lui donnais au nom de mille jeunes français, mille chasseurs ayant eux aussi comme lui l’amour de leur pays et de leur liberté, et son regard profond mélancolique semblait XXX les Français qui ne songeant pas à calculer, comme leur voisin, s’il y a quelque chose à prendre ou à gagner dans cette manifestation de justice, se laissaient aller à l’élan de leur générosité native.)

Pour quel triomphateur, pour quel conquérant aurions-nous entendu des applaudissements aussi fantastiques et qu’ils faisaient piteuse figure, dans ce débordement d’enthousiasme, les malheureux d’ailleurs si rares qui voulaient effacer de notre cerveau et du cœur de nos enfants l’amour de la Patrie.


Il est donc vrai, Chasseur, que cet amour de la Patrie domine tous les autres et doit les dominer tous. Dans le terre à terre de la vie quotidienne, pour les pauvres gens surtout qui pour gagner le pain de chaque jour sont obligés de peiner et de souffrir, cet amour-là n’apparaît que comme une image lointaine et peu précise ; on sent qu’on l’aime cette France dont le nom lui même tiré d’une des plus nobles qualités du caractère, est le plus beau de tous les noms. Mais on n’a qu’une idée vague des devoirs qu’impose cet amour de la Patrie : il faut une occasion : la Patrie insultée, violée, envahie, pour que ce sentiment s’éveille, jaillisse, bouillonne au fond de notre âme et nous rende capable des plus beaux dévouements.

C’est ce que firent nos pères à l’aube de la révolution. En sabot ils se levèrent contre l’étranger et après six ans de luttes, non seulement ils l’avaient jeté hors des frontières, mais à leur tour ils avaient porté la guerre chez eux. On les vit dans toutes les capitales de l’Europe et il fallut l’effort de toute l’Europe pour vaincre les soldats de Napoléon.

Quarante ans après, ayant guéri ses blessures, notre pays poussait de nouveau ses armées victorieuses sur les champs de bataille et vous devez connaître deux d’entre eux, Sébastopol et Solférino, car ils figurent sur le Drapeau des Chasseurs à pied.


Hélas, jeunes gens, cette époque héroïque est loin, la défaite est venue et il y a juste 30 ans la Patrie a été de nouveau envahie et mutilée : vous n’étiez pas nés encore quand nous avons vu ces journées lugubres de la guerre contre la Prusse et vous êtes les enfants de la défaite.

Le plus triste résultat de la victoire de l’Allemagne c’est de nous avoir ôté la confiance en nous-mêmes, la confiance sans laquelle la valeur et le courage ne peuvent être mis en œuvre. Les Français d’aujourd’hui doutent d’eux-mêmes ; ils ne veulent pas voir que leur armée est redevenue une des premières, une des plus instruites, des plus solides de l’Europe et ils ont peur de la guerre qui cependant viendra, qui peut venir demain, que nous le voulions ou non, parce que l’Europe ne pourra plus supporter longtemps ce régime écrasant qui l’oblige à s’armer jusqu’aux dents.


Et bien, à vous qui y entrez dans cette armée, je dis, jeunes Chasseurs, qu’il faut avoir le culte de la Patrie qui est la Religion du soldat, reprendre cette confiance qui jadis faisait notre force. Sachez le bien il n’y a pas de bataillon à l’étranger que ne puisse enfoncer le 1er Bataillon de Chasseurs à pied ; il n’est pas d’armée étrangère à laquelle nous ne puissions tenir tête. Notre artillerie est la première au monde ; le fusil dont vous allez apprendre à vous servir est une arme merveilleuse de précision et de portée : dans quelques mois on vous donnera une nouvelle cartouche qui en fera le premier fusil de l’Europe.

Depuis 30 ans que nous travaillons, nous avons grandi en force, en instruction, en expérience : une guerre éclatant nous trouverait prêt et vous le seriez vous-mêmes dans quelques mois, quand vous serez instruits, quand vous saurez manœuvrer, tirer, marcher, obéir au moindre geste, agir avec une intelligence que ne peut égaler aucun autre soldat d’Europe ; vous verrez que l’heure peut sonner, qu’il n’y a rien à craindre et que la Patrie, bien gardée aujourd’hui serait vaillamment défendue demain.

Et bien, jeunes Chasseurs, ce qui rend tangible, visible à nos yeux, cette Patrie, le signe qui la remplace au loin à l’étranger dans les pays les plus sauvages, ce qui la rappelle au soldat combattant et mourant au delà des Océans, c’est le Drapeau.


Le Drapeau est sacré. Le soldat vit sous son ombre et sous son ombre il meurt : dans ses plis glorieux il porte l’honneur du corps, l’honneur de la France. Tous lui doivent le salut depuis le Chef de l’Etat jusqu’au dernier des citoyens : le plus grand honneur qu’on puisse rendre à un Chef militaire, c’est d’incliner le Drapeau devant lui.

Dans la bataille, il est le point lumineux que nul ne doit perdre de vue : quand il tombe il faut le relever pour le porter plus loin. La sonnerie du Drapeau qui en temps de paix n’est qu’un honneur, devient un appel dans le combat et à cet appel le soldat doit accourir et se grouper autour de l’officier qui le porte. L’abandonner serait trahir sa Patrie, le laisser prendre par l’ennemi serait un déshonneur sans nom : on a vu des Régiments, le 4e de ligne par exemple, se laisser hacher pour ne pas laisser prendre le Drapeau : on a vu des Régiments qui l’ayant perdu malgré des prodiges de valeur, se jetaient dans la mêlée des batailles suivantes pour en prendre à l’ennemi et racheter ainsi le droit de recouvrer le leur. L’histoire du Drapeau c’est l’histoire même de la France : au début, très loin dans notre histoire, les francs se ralliaient dans le combat à une tête de bœuf portée au bout d’une pique ; puis ce fut la chape de Saint Martin qui servit d’étendard aux soldats du roi de France, elle était bleue. Charlemagne un des plus grands souverains de notre pays avait une oriflamme rouge ; puis sous les rois suivants il devint blanc avec des lys d’or. A la Révolution on prend pour en faire le Drapeau français les couleurs de Paris le bleu et le rouge et on y mit au milieu le blanc en souvenir des victoires de la Royauté.

C’est ce Drapeau qui est devenu définitivement le Drapeau français.


Drapeau des Chasseurs à la garde du 1er BCP

Chaque Régiment a le sien et comme je vous l’ai dit les Chasseurs à pied n’en ont qu’un. Lorsqu’un Régiment prend un Drapeau à l’ennemi, son Drapeau est décoré et c’est ainsi que le Drapeau des Chasseurs porte à sa cravate la Croix de la Légion d’Honneur parce qu’à Solférino le sergent Garnier du 10e Bataillon prit un drapeau autrichien. C’est l’épisode qu’a représenté avec beaucoup de talent M. le lieutenant Lebrague sur le programme qui vous a été remis.

Que lisons-nous sur le Drapeau d’un côté les noms de victoires auxquels le corps a assisté ; comme les Chasseurs ont été partout depuis que leurs bataillons ont été créés il y a 60 ans, notre Drapeau porte les noms des principales victoires remportées depuis cette époque et nul Chasseur ne peut les ignorer : ce sont les suivants

  • Isly sur les marocains en 1844

  • Sidi-Brahim un des noms immortels de notre histoire militaire et vous savez pourquoi, Algérie 1845

  • Sébastopol (Crimée) 1854-55

  • Solférino (Italie) 1859

  • Extrême-Orient / Tonkin 1885

  • Madagascar 1895

Le Drapeau porte aussi deux mots

  • Honneur – Patrie


Je vous ai parlé de la Patrie, et son nom devait figurer là puisque le Drapeau est le signe visible, la représentation de la Patrie.

Amis que veut dire ce mot Honneur, mot pour lequel tout homme a du respect car il l’entend prononcer dans des circonstances solennelles quand on invoque une parole donnée, quand on cite de beaux exemples de dévouement et de sacrifices.

L’honneur, jeunes gens, consiste à faire partout son devoir.

Pour le soldat en particulier, le patriotisme, la discipline, le courage, le dévouement, la loyauté, la probité sont des formes divines de l’honneur.

Le Chasseur doit être un homme d’honneur ; il doit avoir le souci de l’honneur du Bataillon dont il est solidaire parce qu’il en porte l’uniforme et pour cela se soumettre aux règles dont je vous citerai seulement les trois principales : observer la discipline – se conduire en bon camarade – éviter le vice dégradant de l’ivrognerie.


La discipline c’est la force des armées, c’est le règlement ; c’est le ciment qui relie toutes les pierres de l’édifice militaire qui en fait un bloc homogène et indestructible : sans elle pas de direction, pas de vision possible ; sans elle les régiments, les bataillons ne sont que des troupeaux et la défaite est certaine : mille hommes disciplinés peuvent venir à bout de multitudes en désordre et les grands conquérants autrefois ont conquis des royaumes avec quelques milliers d’hommes formant des phalanges et des lignes disciplinées.

La discipline d’ailleurs vous l’avez déjà trouvée partout sur votre route et partout au sortir du Régiment vous la trouverez : on obéit dans l’armée, à l’atelier, aux champs, à l’Ecole : mais dans la vie civile on obéit à des chefs qui n’ont d’autre mobile que leur intérêt et le résultat ou d’augmenter la fortune du maître que vous servez. Dans l’armée on n’obéit pas à la fantaisie ou au bon plaisir : on obéit au Règlement et comme il est connu, qu’il est le même pour tous, que les chefs s’y soumettent comme les soldats, l’obéissance, la soumission loin d’être une marque d’infériorité ou de servitude devient une vertu.

Et puis ce n’est pas pour accroître la fortune de vos chefs que vous êtes tenus de leur obéir : dans l’armée vous le savez bien la fortune c’est quelque chose de rare et vos chefs sont désintéressés, ils n’ont besoin pour eux-mêmes ni de votre travail puisqu’ils ne visent pas à l’argent, ni de vos votes puisqu’ils ne s’occupent pas de politique : tout ce qu’ils exigent de vous, c’est pour augmenter la valeur militaire du corps qu’ils le font, et par suite la force de l’armée, c’est pour la Patrie qu’ils travaillent et exigent de vous le travail. Si la discipline est plus rude dans l’armée qu’ailleurs, si on n’y peut tolérer les réponses incessantes, les réflexions, les hésitations, c’est parce qu’elle doit obtenir davantage : elle a le droit d’exiger du soldat dans les moments graves le sacrifice de lui-même, le renoncement à la vie, et ce n’est que par une discipline rigoureuse qu’on peut arriver à maintenir sous le feu, devant la mort, des hommes qui aiment la vie. Mais vous le verrez cette discipline n’est dure que pour le mauvais soldat, celui qui résiste aux conseils, qui retombe souvent sur la même faute. Il en est parmi vous et je souhaite qu’il y en ait beaucoup qui partiront au Bataillon avec le certificat de page blanche ; qui feront leur temps sans un jour de punition et qui trouveront la récompense de cette conduite dans la vie civile où ce certificat leur ouvrira toutes les portes : la discipline militaire, vous le verrez, sait être paternelle et si elle est indispensable pour le voleur, le menteur, le rebelle et l’ivrogne, elle sait fermer les yeux sur les fautes d’étourderie, d’oubli ou de jeunesse.


Le Chasseur doit se conduire en bon camarade.

A l’arrivée des jeunes Chasseurs, le Général de Division répétait cette recommandation par la voix de l’ordre : accueillir en frère le camarade qui arrive, disait-il, c’est un devoir ; et moi, j’ajoute que c’est une lâcheté d’abuser de sa force, de son expérience, de ce que l’on sait pour rendre la vie dure à un jeune Chasseur qui arrive, pour faire appel à son porte-monnaie, pour l’exploiter, lui faire payer à la cantine ou ailleurs les petits services qu’on est tenu dans l’armée de rendre gratuitement. Car on appelle lâcheté l’abus de la force contre un être plus faible ou incapable de se défendre. Or le mot lâcheté jure avec le titre de Français, car le Français est naturellement généreux et enclin au contraire à prendre le parti des faibles : je n’insiste donc pas là-dessus, persuadé que les anciens ont compris ce que j’attends d’eux : en échange, que les jeunes leur témoignent, en particulier à leurs instructeurs, la déférence et la reconnaissance qu’ils leur doivent. L’armée est une grande école de solidarité : ce mot de fraternité que vous lisez sur les murs des monuments publics, c’est chez nous qu’il a le plus de signification : que dit-on en effet de deux soldats qui combattent côte à côte : qu’ils sont des frères d’armes ! Qu’a dit le Tzar de Russie en parlant pour la première fois au Camp de Châlons, il y a cinq ans, de l’alliance qui unit les deux pays, il a parlé de la fraternité d’armes entre les armées russes et françaises ; dans la bataille chacun doit s’entraider ; on a vu des soldats donner leur vie pour leurs officiers et vous entendrez, dite par M. Richter, une poésie superbe du Vicomte Borelli qui Capitaine dans la Légion Etrangère au siège fameux de TuyenQuan l’a dédiée à un légionnaire qui était mort en lui faisant un XXXX de sa poitrine ; on a vu des officiers se dévouer pour leurs hommes et il y a deux ans vous avez tous vu reproduit partout l’acte de dévouement du Lieutenant de Chasseurs alpins, tombant dans un précipice en essayant de sauver un de ses Chasseurs.


A côté de ce beau mot de fraternité, vous en lisez un autre Egalité. Celui-là aussi a dans l’armée une valeur qu’il n’a nullement ailleurs, car la véritable égalité est basée sur les services et la valeur individuelle. Certes, il y a dans l’armée ceux qui commandent et ceux qui obéissent, mais les grades sont donnés à ceux qui travaillent à s’en rendre dignes sans tenir compte de la naissance ni de la fortune ; il y a parmi vous de futurs caporaux, ou des sous-officiers, de futurs officiers peut-être, et c’est de leur volonté, de leur conduite que cela dépend. Le veau d’or qu’on adore ailleurs n’a pas ses entrées chez nous et il se tromperait lourdement celui d’entre vous qui s’imaginerait que ses relations de famille ou son argent le dispenseraient d’obéir : au contraire, en cas de défaillances, la discipline militaire serait plus dur pour lui que pour tout autre parce qu’ayant reçu une instruction et une éducation supérieures il serait plus coupable qu’un autre en demeurant mauvais Chasseur.


Enfin, Chasseurs, évitez, fuyez ce vice dégradant de l’ivrognerie.

Je ne vous imposerai pas tout ce que j’ai dit l’an dernier à vos anciens, ici même, à ce sujet, ce serait trop long : je me borne à vous dire que l’ivrognerie est le pire de tous les vices ; que de familles entières en meurent en France à l’heure actuelle et que notre pays tout entier en est bien malade. L’alcool est un poison et les cabarets où l’on vous vend à bon marché des mixtures appelées apéritifs et souvent absinthe, sont des lieux d’empoisonnement. Avec ce qu’on fait entrer là-dedans on met dans le sang d’un brave homme qui jusque là avait une conduite régulière, le bouillonnement qui fait faire les folies, qui dicte les réponses insubordonnées, qui conduit au Conseil de guerre. Combien en ai-je vu déjà de Chasseurs qui le lendemain dégrisés, penauds, devant moi me disaient « je n’ai bu que deux absinthes, puis je ne sais plus ce qui s’est passé » ; vous êtes prévenus que ces produits là dérivant d’alcools de graines non rectifiés sont de véritables poisons. Contentez-vous du vin, du bon vin et en quantité modérée, du cidre, de la bière, du café ; rappelez-vous qu’avec un petit verre pris régulièrement chaque jour, on devient alcoolique sans s’en douter : ne dites pas l’alcool réchauffe ; ce n’est qu’une sensation tardive et passagère, elle ne dure pas ; ne dites pas, il faut oublier les misères du pauvre monde, car s’il rend gai, c’est pour laisser retomber après dans une tristesse plus morne, et s’il rend colère il mène au crime ; or, sachez-le aussi, dans le code de justice militaire l’ivresse n’est pas une circonstance atténuante. Vous ne pourrez dire, l’ivresse dissipée : je ne savais pas ce que je faisais ; la justice militaire répond : il ne fallait pas vous mettre dans cet état ; vous êtes condamnable et responsable quand même.

Je vous le redis donc avec toute la force de l’affection que j’ai pour vous : fuyez l’alcool et toutes les liqueurs fortes et j’ajoute fuyez surtout ceux qui pourraient vous entraîner dans des assommoirs, abusant de votre jeunesse, de votre inexpérience ; on n’ose refuser, on a peur de passer pour un niais, pour manquer de crânerie, on suit le tentateur et on va se vanter d’avoir absorbé ensuite de nombreux verres ; le beau mérite, le bel amour propre : le premier pas fait, on y retourne et quand l’habitude est venue on est perdu : perdu l’amour du travail, envolé l’aisance au foyer : on trouve une malheureuse femme qui veuille bien partager la vie commune, mais bien vite c’est l’enfer qui s’installe au foyer, la paye se dissipe aux cabarets, la misère vient, et si par malheur les enfants naissent du mariage, ce sont des idiots, des rachitiques, des difformes qui plus tard maudiront les parents alcooliques qui leur ont donné une vie misérable.

Donc, méfiez-vous des ivrognes ; ceux là on les connaît bien dans les compagnies : il y en a un, deux exemples au plus ; je devrais leur faire ici la honte de les nommer tout haut, ceux là qui après maintes promesses sont retombés dans leur vice ; je ne le ferai pas, ne voulant pas, en ce jour de fête où les punitions sont levées, infliger cette punition à des malheureux que je voudrais sauver d’eux-mêmes. Mais ils se connaissent ceux dont les noms reviennent périodiquement sur la liste des punis : qu’ils m’entendent et s’il en est temps encore qu’ils prennent enfin l’énergique résolution de se guérir. Ils béniront plus tard l’armée qui leur a valu cette rédemption : sinon qu’ils se rappellent que je serai impitoyable pour eux.


Mais, allez-vous dire, il faut bien passer le temps : où aller ; par ce temps froid humide, ce n’est pas drôle de se promener dans les rues, et quand on a parcouru deux ou trois fois la rue Notre-Dame en regardant les magasins, on est attiré par ces vitrines bien éclairées, où il fait chaud, où on espère trouver de la gaieté, on entre parce qu’on a rien à faire.

Cela est malheureusement vrai, jeunes gens ; c’est l’oisiveté, c’est parce qu’on ne sait où aller qu’on échoue là : écoutez pourtant : je vais essayer de vous donner un moyen d’employer votre temps, sans dépenser un sou et sans aller ruiner votre santé

Vous savez tous maintenant qu’il y a à la caserne près des chambres de la première, une salle de bibliothèque où vous pouvez aller ; vous savez qu’elle est ouverte, chauffée, éclairée, dès la soupe du soir jusqu’à 10 heures, que vous pouvez y aller dans la tenue qui vous convient, y trouver des livres, du papier à lettre et tout ce qu’il faut pour écrire ; j’y suis allé maintes fois et j’y ai trouvé du monde : quelque fois beaucoup de monde, quand il fait froid et laid au dehors.

Et bien, ce local a deux inconvénients : le premier je n’y suis pour rien : il est à la caserne, et justement ce qu’on y cherche en entrant c’est de changer d’air ; cependant il vous offre un avantage appréciable pour aller là, vous n’avez pas besoin de vous mettre en tenue.

Mais au 2e inconvénient qui est une iniquité je puis remédier et le remède le voici : vous allez avoir dans chaque compagnie un lieu de réunion et ce lieu sera votre réfectoire, il restera chauffé et éclairé après la soupe du soir et vous y serez libres, sans contrôle ; vous serez chez vous. Vous pourrez y descendre livres et papiers de votre bibliothèque et y écrire vos lettres. Et qui sait si parmi les malins, les débrouillards il ne s’en trouvera pas capables d’organiser de temps en temps, sans frais, de petites soirées pour amuser les camarades. La Sidi-Brahim nous révèle parmi vous de jolis talents. Vous allez encore en juger tout à l’heure. Chez les français, la gaieté, la fantaisie ne manquent pas. Rappelez-vous qu’en Tunisie il y avait le Théâtre des Zouaves ; les acteurs y jouaient avec leurs fusils et leurs cartouchières et quelque fois au milieu de la représentation, le clairon sonnait, obligeant les acteurs et les actrices, car les Zouaves se déguisaient très bien en actrices, à courir aux tranchées en abandonnant la pièce ; voilà des traditions françaises et les Chasseurs à pied de cette époque si redoutables aux Russes avec leurs grosses carabines, n’étaient pas moins gais, moins débrouillards que les Zouaves. Rappelez-vous tout cela et organisez-vous. J’aime à vous voir gais, à entendre vos chants sur les routes et en manœuvre. Amusez-vous mais amusez-vous proprement et quand vous sortez rappelez-vous que l’uniforme vous oblige à éviter le scandale et le bruit : c’est ainsi d’ailleurs que vous vous ferez estimer de la population de Troyes au milieu de laquelle le Bataillon occupe une place très honorable et qu’il faut lui conserver. (A part quelques énergumènes qui nous détestent parce qu’ils ne nous connaissent pas, souvent sans même savoir pourquoi, il n’y a ici que de braves gens très fiers du 1er Bataillon de Chasseurs ; nous leur rendons tous les services qui sont en notre pouvoir. Pas de disputes, pas de rixes, mais aussi, si vous ne provoquez pas, ne vous laissez jamais insulter, ne tolérez pas qu’on dise de l’armée, de notre Bataillon du mal devant vous sous forme de provocation : faites taire les insulteurs ; ils sont généralement lâches et se le tiendront pour dit ; à plus forte raison, ne vous laissez pas toucher ; un Chasseur qui se laisserait frapper, désarmer sans se défendre, fut-ce contre dix, ferait preuve de lâcheté et en vous mettant une arme au côté le pays exige que vous la fassiez respecter.)


Je me suis un peu écarté de mon sujet, le Drapeau, mais sa vue m’évoque tant d’idées et dans ma bouche tant de conseils que j’en aurais pour longtemps si je ne craignais de retarder pour vous l’heure des distractions.

L’armée, Chasseurs, c’est le dernier refuge du culte du Drapeau qui fait les nations grandes et fortes. Le jour où elle disparaitrait, c’en serait fait de notre pays, on n’y verrait plus que des agitateurs, des spéculateurs, des exploiteurs jusqu’au jour où un peuple fort, un peuple guerrier entrerait chez nous, s’installerait dans nos villes pendant que les Français revenus trop tard de leur aveuglement maudiraient les rhéteurs, les bavards et les traitres qui leur auraient fait perdre leur nationalité.


Mais ce danger n’est pas à craindre ; nous restons armés et nous resterons forts ; avec les deux millions de soldats qu’elle peut mettre sur pieds, sans compter sa réserve territoriale, la France peut regarder en face n’importe quelle armée et un jour viendra où elle reprendra sa vraie place dans le concert du monde, (c’est-à-dire son rang de grande puissance. Avec la victoire renaissent la richesse, la confiance, le développement du commerce, de l’industrie et de l’agriculture).

Vous êtes jeunes, vous vivrez des temps moins sombres que ceux d’aujourd’hui. Préparez-vous à être les acteurs de cette régénération. Travaillez. Vous aurez des fatigues à supporter, de durs moments à passer, mais nos pères en ont vu bien d’autres et ils nous ont fait une France grande et respectée. A vous de relever le Drapeau, jeunes gens, et d’inscrire à côté des noms qu’il porte un autre nom de victoire plus éclatant, plus glorieux que tous les autres.


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