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"La Goujaterie de Lille" (Cdt Driant - L'Eclair, 28/10/1906)

Sur les dalles de la petite chapelle aux murs très blancs et sous le regard de la Vierge du Carmel au long voile, la nouvelle religieuse est étendue immobile, les bras en croix, la face contre terre. Elle a quitté la toilette de mariée sous laquelle elle a entendu, tout à l’heure, la messe près des parents quelle elle ne reverra plus. Et maintenant, sous la robe de bure, le voile noir et le long manteau de laine blanche, elle est là, immobile, comme en un cercueil ouvert, entourée de guirlandes de roses qui dessinent autour d’elle une croix virginale.

Ses sœurs, au visage invisible, l’entourent, portant des cierges, et, de ce côté-ci de la grille, où je me tiens près du père qui pleure — car nul ne pénètre de l’autre côté, — l’évêque prononce les paroles qui détachent irrévocablement de l’arbre de la vie mondaine le fragile rameau qu’est cette femme.

« Attentat à la liberté individuelle », s’écrient, à cette seule description, les francs-maçons qui n’ont pas hésité à abdiquer leur propre liberté entre les mains de gens qu’ils ne connaissent point.

« Obscurantisme », ajoutent-ils aussitôt, se souvenant de l’éblouissante lumière que le frère balayeur de leur loge a fait jaillir d’une pipe de lycopodes le jour de leur initiation.

Je ne suis pas suspect d’outrance en matière de dogme ; je suis un fils de l’Université — de l’Université de jadis! et l'Alma mater m’a bercé pendant neuf ans. Jusqu’à ces derniers temps, je n avais été qu’un médiocre chrétien. Mais je reviens à toute vitesse à mes croyances d’enfant, depuis que je les vois menacées, et je sens que je vais redevenir un pratiquant si l’on veut m'empêcher de pratiquer la religion où je suis né.

Beaucoup de Français en sont là, d’ailleurs. Et le spectacle de cette émouvante consécration d’une carmélite auquel j’assistais en curieux, mais, le cœur serré, il y a quelques mois, a surgi, soudain, du fond de ma mémoire, en apprenant dimanche à Lille que, dans cette chapelle où les parents eux-mêmes n’avaient pu suivre leur enfant, une

bande de drôles avait festoyé joyeusement et donné un punch maçonnique.

Oui, nos radicaux francs-maçons, réunis en Congrès et dont nul ne s’occupait dans la grande cité lilloise, n’ont rien trouvé de mieux, pour appeler sur eux l’attention, que de se livrer à cette stupide et odieuse provocation.

L’indignation était extrême dans la ville. La mienne se mélange de dégoût et je voudrais la faire partager à tous les hommes de bonne foi.

II ne s’agit pas là d’idée cléricale on non : il s’agit d’avoir une mentalité d’homme de cœur ou de goujat.

Comment, dans ce comité radical qui contient les principales personnalités du bloc, des lumières de l’Université, des sénateurs de marque comme Debierre et Bouffandeau, des marins comme Pelletan et un général comme André, comment ne s’est-il pas trouvé seulement un homme bien élevé pour dire aux autres :

— Nous allons faire une malpropreté de première grandeur. Nous avons déjà chassé vingt femmes de ce couvent, dont quelques-unes très vieilles et qui se croyaient en droit d’y mourir ; nous leur avons pris la maison qu’elles avaient bâtie avec leur dot et l’argent des catholiques. Il est inutile de les contrister là-bas dans leur exil en faisant retentir de nos batteries d’allégresse et du choc de nos verres un lieu qu’elles vénèrent à tort ou à raison.

A quoi un maçon logicien de l’Ecole positiviste aurait pu ajouter :

— Nul ne peut pénétrer dans nos Temples à nous. Nous exigeons le mystère pour nos tenues en nos convents. Le chef de l’Etat lui-même ne pouvait avoir accès dans nos loges quand il s’appelait Félix Faure et n’avait pas « reçu de lumière ». Or, voilà une chapelle où les croyants catholiques évitaient de pénétrer pour y laisser en paix des femmes qui s’y étaient réfugiées dans la prière. Ne provoquons pas ces croyants en commettant ce qu’ils appellent une profanation et allons boire ailleurs.

J’ajoute que même si la religion catholique qui, ne l’oublions pas, est celle de 38 millions de Français, n'avait pas consacré ces quatre murs, il en est de ces lieux comme de ceux où se sont accomplies des choses grandes et touchantes, où du sang et des pleurs ont été versés. Une atmosphère de respect, un besoin de recueillement en éloignent le rire et la joie : c’est ainsi qu’en Bretagne, au milieu d’un petit enclos qu’on appelle le « Champ des Martyrs », s’élève une chapelle à la mémoire des fusillés de nos discordes civiles. Nul ne songe à s’y rendre en partie de plaisir. J’y ai vu des porcs qui cherchaient des glands. Je n’y ai jamais vu de pique-nique.

Enfin, je me rappelle avoir reçu quand j’étais à Kairouan toute une bande de francs-maçons appartenant à une caravane ministérielle : ils venaient visiter la grande mosquée de la ville sainte tunisienne : nos gaillards n’hésitèrent point à se déchausser suivant l’usage musulman pour pénétrer sous la voûte aux 500 colonnes de marbre. Il est juste de reconnaître qu'ils eussent reçu des coups de matraque des gardiens arabes s’ils s’étaient refusés à cette formalité.

Nos congressistes de Lille ont acquis au fond de leurs loges une mentalité spéciale. Qui dit sectaire dit haineux. Ils ont constaté que ces Lillois, parmi lesquels les croyances ataviques restent si profondément enracinées, les accueillaient avec indifférence et cette indifférence les a vexés. Songez donc : une assemblée de pontifes comme ceux-là ne peut passer inaperçue ; et puis, si les catholiques lillois ont la réputation d'être chatouilleux, le résultat des élections a dû les calmer et c’était une occasion de les tâter.

Ayant donc fait mobiliser préalablement toute la gendarmerie et la police, non seulement de Lille, mais de Roubaix, ce qui établit la provocation, nos radicaux y sont donc allés de leur petite goujaterie.

Réception du Congrès à la chapelle des Carmélites, disait spirituellement l’invitation signée : Delierre Vén.*.

Il a failli leur en cuire d’ailleurs, et s’ils n’avaient tenu secret jusqu’au dernier moment le lieu choisi pour leur petite fête, ils n’auraient sans doute pu arriver jusqu’à la porte fracturée qu’un individu malpropre avait ouverte à leur intention.

On m’a dit que le général André avait reçu un coup de canne — on se fait à tout — que l’organisateur Debierre avait été houspillé quelque peu. Tout cela n’est rien, et un jour viendra où ces choses se paieront.

Je ne veux aujourd'hui tirer de cet incident qu’une conclusion. C’est que l’idée de cette manifestation inconvenante ne serait pas venue à un homme du peuple, à un ouvrier par exemple.

J’étais l’autre jour au manège Saint-Paul pour entendre Jaurès plaider la cause de son journal et j’admirais comment il faisait accepter à cette foule vibrante les pires sophistes sous la musique trompeuse de la phrase.

— Si l’armée française est écrasée dans la guerre dont on nous menace, dit-il entre autres choses, le peuple surgira derrière elle porté par le souffle de la Révolution et l’armée allemande n’en viendra pas à bout.

Et les travailleurs applaudissaient frénétiquement, de bonne foi. La confiance se lisait sur leurs visages.

Lorsqu’ensuite j’allais dire à M. Jaurès sur la tribune : « Vous vous trompez et vous les trompez : l’armée allemande traversera vos légions populaires comme une locomotive traverse un troupeau de moutons égaré sur la voie » ; quand je dis à ceux qui m’entouraient: « Gardez donc plutôt cette armée permanente qui vous défend et vous permet les expériences sociales à l’abri de l’étranger », nul d’entre eux ne songea à répondre à mes arguments par des paroles agressives.

Je me sentais au milieu de Français : il y a en effet dans le peuple, le vrai peuple, un fonds de bonne foi, de générosité surtout, qu’on ne trouve plus chez l’intellectuel, l’agitateur ou le politicien. Chez ceux-là le virus maçonnique a tout desséché.

Dans cette question des Carmélites, des ouvriers, des socialistes sincères se seraient dit simplement:

— Sur ces dalles, des générations de femmes, de notre race se sont agenouillées. Elles avaient un autre idéal que nous, c’est entendu, mais on nous répète tous les jours que nos pères ont fait une Révolution pour conquérir la liberté de conscience : franchement on aurait bien pu leur laisser celle-là. Et puis, parmi ces religieuses, il n’y avait pas que des jeunes filles éprises de mysticisme : il y avait des femmes qui avaient traversé la vie et avaient souffert; leur âme meurtrie avait besoin de silence; elles étaient venues le chercher ici et ne demandaient qu’à terminer dans l’oubli et la prière une vie douloureuse. N’ajoutons pas une grande peine à celle qu’elles ont éprouvée, quand sous l’œil des gendarmes elles ont dû chercher à l’étranger la liberté de prier en commun que leur refusait la République des Droits de l’Homme.

Voilà ce que pense le peuple, car il n’aime pas la lâcheté, et c’est une petite lâcheté en même temps qu’une grosse maladresse que cette profanation calculée.

Qu’importe d’ailleurs aux frères ! — Tout cela fait partie de leur programme : ils procèdent par étapes parce que leur système de « sérier les questions » et de démolir pierre par pierre leur a toujours réussi. La manifestation de Lille était une de ces étapes.

Le but final nous le connaissons par la prédiction du Frère Blatin dans un convent qui remonte déjà à 7 ou 8 ans.

— Un jour viendra, a-t-il déclaré dans un accès de lyrisme, où les superbes cathédrales des catholiques retentiront du bruit de nos maillets et de nos batteries d’allégresse!

Nous verrons bien !


Commandant Driant




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